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NEW YORK NOUVELLE VAGUE

 Les rives revitalisé­es de la ville sortent de leur coquille (d’huître).

- BY / PAR CAITLIN STALL-PAQUET

AU SORTIR DU BEEKMAN, À DEUX PAS DE WALL STREET, JE souris à l’idée que cet hôtel de 10 étages, bâti en 1881 et aujourd’hui écrasé par les tours, a été un des premiers gratte-ciel de Manhattan. L’édifice restauré rappelle l’essor du xixe siècle, quand les vapeurs ont fait de New York un pôle commercial aux rues résonnant des cris des vendeurs d’huîtres. Les colons hollandais s’étaient pâmés devant les huîtres de 20 centimètre­s qu’ils tiraient des eaux cristallin­es et saumâtres du futur port de New York, premier jalon de la surexploit­ation à venir. Entre les gratte-ciel, on oublie aisément qu’on est à 15 minutes à pied du bord de l’eau, à la jetée 11 du Financial District, et, après des décennies de pollution, la plupart des New-Yorkais l’avaient oublié aussi. Mais l’ouragan Sandy a causé 65 milliards de dollars de dégâts en 2012, rappel brutal que Manhattan est flanqué d’estuaires (l’océan est là, à une encablure).

À présent, résidents et visiteurs comme moi redécouvre­nt les voies navigables, l’expansion du réseau de traversier­s en 2017 ayant fait pousser des débits de boisson sur les berges et changé les espaces verts revitalisé­s en coins de quiétude. Cette prise de conscience écologique est en partie liée à l’amour de New York pour un prodigieux mollusque. Dans son livre The Big Oyster: History on the Half Shell, Mark Kurlansky retrace les liens de longue date entre la ville et les huîtres. Prenant à droite sur Pearl Street, j’imagine les amas de coquilles qu’il décrit. Empilés avant la venue des Hollandais par les Lenapes, les premiers habitants de cet endroit qu’ils appelaient Manahatta (« île vallonnée »), ces amas ont dans les années 1660 valu son nom à la rue, même si beaucoup croient que c’est parce que Pearl a été pavée plus tard avec des masses de coquilles vidées avec appétit.

« Nous allons voir le gigantesqu­e amas de coquilles, qui sidérerait les Lenapes avec ses centaines de milliers de morceaux. »

Aujourd’hui, je prends le traversier pour Governors Island, une île sans voiture de 70 hectares aux collines récemment mises en valeur qui domine le port, pour contribuer bénévoleme­nt au Billion Oyster Project (BOP), un OSBL fondé en 2014 pour reconstitu­er les bancs d’huîtres à l’aide de plus de 362 tonnes de coquilles données par 70 restos locaux. Pour se nourrir, une huître filtre jusqu’à 190 litres d’eau en 24 heures. Avant que la Ville fasse du port un dépotoir, causant la fermeture des huîtrières contaminée­s au tournant des années 1900, il y avait assez d’huîtres dans le port de New York pour filtrer son eau en quelques jours. En formant des bancs, ces bivalves maniaques de propreté servent aussi de brise-lames naturels faisant barrage aux tempêtes. Bref, les mollusques du BOP sont destinés à la filtration et à la protection, pas à la consommati­on.

Plaque tournante du nouveau NYC Ferry, la jetée 11 grouille de passagers pressés de débarquer de catamarans bleu et blanc venus de Queens, de Brooklyn (nord et sud) et de Rockaway Beach. Trois millions d’usagers ont embarqué en 2017, heureux d’éviter la cohue du métro, et leur nombre va croissant. La proue étant bondée, je me rends à la poupe alors que s’éloignent les bouchons de Manhattan. Sur Governors Island, je vais à la recherche du BOP qui crèche parmi des maisons historique­s surtout désertes où vivaient au xixe siècle des officiers de l’armée. Dans celle qui abrite le BOP, je fais la connaissan­ce du technicien Juan Pareja. Aujourd’hui, nous assemblons du grillage de fil de fer qui sera inséré dans des gabions, casiers d’acier qui retiennent des coquilles sur lesquelles de jeunes huîtres se fixeront et formeront des bancs en croissant. Le BOP vise le milliard d’huîtres d’ici 2035 ; comme il n’en est qu’à 25 millions, l’heure est au gabionnage, et nous sortons des rouleaux de grillage à l’ombre des ormes de la cour pour les travailler avec des pinces.

Lors d’une pause, nous visitons l’écloserie où des ados de la New York Harbor School apprennent à élever des huîtres. La salle déborde de tubes de phytoplanc­ton (aliment des huîtres) en fibre de verre, remplis de liquides couleur boisson artificiel­le à la lime ou étang boueux. Pareja me montre le bassin où les larves se fixent aux coquilles; elles se collent à la plupart des surfaces lisses (bateaux, roches, jetées), mais préfèrent les autres huîtres. Enfin, nous allons voir le gigantesqu­e amas de coquilles, qui sidérerait les Lenapes avec ses centaines de milliers de morceaux. J’en vois de palourdes et de pétoncles dans le lot ; les huîtres ne sont pas difficiles. Au moment du départ, nous sommes rejoints par Jeremy Esposito, directeur de l’écloserie. L’air fatigué et souriant de celui qui vient de donner un cours d’aquacultur­e à un groupe de jeunes de 16 ans, il lance : « On forme des défenseurs de la mer. Ça ne prend pas avec chacun, mais on ne sait jamais, ça pourrait ressurgir dans la vingtaine. »

«La ville a 830 km de rives, que l’on redécouvre après des années d’industrial­isation.»

Quand Alex Pincus me dit que le livre de Kurlansky l’a inspiré à ouvrir son bar riverain à Governors Island, je m’imagine ces barges du milieu du xixe où l’on gobait avidement des huîtres. Il a ouvert l’Island Oyster l’été dernier avec son frère Miles, trois ans après leur populaire resto flottant Grand Banks de Tribeca. Assise près de lui sous un auvent rayé jaune et blanc, je commande un rosé de Vénétie qui arrose de frais le fort nectar (ce liquide iodé) des huîtres du nord, telles les Navy Point de l’État qu’on écaille à des postes intégrés dans le bar. Habitué aux mollusques plus gros et plus doux des eaux du sud, le Néo-Orléanais d’origine Pincus a dû s’accoutumer à ces variétés plus petites. Ces jours-ci, il met l’accent sur la durabilité et fait don de ses coquilles au BOP. « On les achète là où elles croissent, on les mange et on envoie les coquilles ici, où elles retournent dans le port : un vrai cycle de l’eau », dit-il alors que j’observe un traversier quitter Whitehall Terminal pour Staten Island.

À vélo sur le tronçon de 1,9 kilomètre de la Brooklyn Greenway Initiative qui traverse le Brooklyn Bridge Park, je croise des NewYorkais savourant des crèmes molles et smashant sur des terrains de volleyball de plage. Je suis Terri Carta, directrice générale de ce sentier polyvalent en devenir, conçu pour ramener les gens sur la rive de l’arrondisse­ment. Créé en 2010, le parc donne accès au bord de l’eau à tous les résidents, pas juste aux bien nantis de Brooklyn Heights dont les condos offrent une vue imprenable de Lower Manhattan. Une fois achevées, les sections surélevées du corridor vert feront barrage aux tempêtes dans les coins ravagés par l’ouragan Sandy, tel Red Hook, quartier industriel plein d’avenir qu’on pourra rejoindre en toute sécurité depuis Greenpoint.

«La ville a 830 kilomètres de rives, que l’on redécouvre après des années d’industrial­isation », lance Mme Carta, arrêtée à la jetée Valentino, en face de la statue de la Liberté. « L’eau pourrait être le prochain grand parc de New York. » Un groupe de touristes arrive ; rêvant de crustacés, nous partons pour le Brooklyn Crab. Ce resto décontract­é a ouvert trois mois avant le passage de Sandy et a été épargné d’importants dégâts grâce à sa structure sur pilotis. Cinq familles du coin l’ont ouvert, voulant savourer des fruits de mer de qualité en laissant courir leurs rejetons partout dehors. Petits et grands enfants jouent au minigolf dans la cour, mais nous optons pour une table à piquenique à l’étage : affamées après avoir pédalé, nous sommes ici pour l’étuvée de crabe royal, dormeur et des neiges. Je saisis un maillet et une patte de crabe royal ; mon zèle m’éclabousse au point que je suis heureuse de porter des lunettes de soleil. Les mains meurtries, j’extrais une chair ferme et salée que je trempe volontiers dans le beurre à chaque bouchée.

Je file à la remise de Manhattan Kayak + SUP, à la jetée 84 de l’Hudson River Park, pour un tour de kayak matinal. Ce secteur riverain de Hell’s Kitchen est protégé depuis le milieu des années 1990, avec accès à l’estuaire sur les 7,2 kilomètres du parc. L’étale est le moment idéal pour une débutante, les pagayeurs plus expériment­és traversant au New Jersey à la fin du jusant. Avant notre Skyline Trip d’une heure, le guide expert Jay Cartagena m’incite à pagayer par rotation du tronc pour épargner mes bras. Sur l’eau, il indique de sa pagaie le projet à vocation mixte Hudson Yards, qui pousse en aval tel un champignon. Malgré ses conseils, mes bras endoloris crient grâce. Je ferme les yeux, laissant le kayak danser sur les flots, et la brise me fait l’effet d’un vent du large. Je réalise que ceux qui grandiront dans ces tours verront New York comme une ville maritime et lutteront pour ses eaux, au fil du virage écologique.

Le dernier après-midi, je prends le traversier pour Long Island City, dans Queens, faisant le trajet sur la passerelle avec Kevin Mullins, un jeune capitaine qui a débuté dans la marine. Les passagers sirotent Corona et sauvignon blanc : peut-être que faire la navette avec des 5 à 7 interarron­dissement au retour à la maison favorisera la défense des eaux. Le capitaine Mullins affirme avoir hâte de naviguer jusqu’au Bronx (un coin de sa ville qu’il connaît peu) quand le réseau s’étendra cette année. Nous croisons un autre traversier, les capitaines se saluant de la main à la manière de chauffeurs de bus. Sur la terre ferme, des familles mangent des burgers au LIC Landing. Je commande une limonade au Coffeed, descends en deux minutes à l’East River et m’installe sur un banc, face au Chrysler Building de Midtown. J’enlève mes sandales, je sors mon livre et, pendant un instant béni, on n’entend ni aboiement de chien ni cris d’enfants, et l’album de reggae du café est entre deux plages. Il n’y a que moi, le clapotis et The Big Oyster. Puis la sirène du traversier retentit.

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 ??  ?? CLOCKWISE FROM ABOVE LEFT A waterside watering hole on Governors Island; fish tacos, lobster rolls and refreshing cocktails sipped with ocean-friendly straws; riding the NYC Ferry’s East River line to the Dumbo stop, right by the Brooklyn Bridge. CI-DESSUS À GAUCHE, PUIS DANS LE SENS HORAIRE Un bar sur la rive à Governors Island ; tacos de poisson, guédille de homard et cocktails frais (avec paille recyclable) ; trajet de l’East River à bord du NYC Ferry, direction Dumbo, en passant sous le pont de Brooklyn.
CLOCKWISE FROM ABOVE LEFT A waterside watering hole on Governors Island; fish tacos, lobster rolls and refreshing cocktails sipped with ocean-friendly straws; riding the NYC Ferry’s East River line to the Dumbo stop, right by the Brooklyn Bridge. CI-DESSUS À GAUCHE, PUIS DANS LE SENS HORAIRE Un bar sur la rive à Governors Island ; tacos de poisson, guédille de homard et cocktails frais (avec paille recyclable) ; trajet de l’East River à bord du NYC Ferry, direction Dumbo, en passant sous le pont de Brooklyn.
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