Biosphere

Sur le terrain... gelé

Une nouvelle station de mesure du carbone dans les basses-terres de la baie d’Hudson, c’est important.

- Par Aaron Todd

On accomplit un travail important dans une station de mesure du carbone du gouverneme­nt ontarien, dans les basses-terres de la baie d’Hudson. Que peut-on en apprendre?

Notre avion-cargo Twin Otter descend en cercles graduels, jusqu’à ce que le pilote pose les pneus ballons sur une piste de gravier cahoteuse dans le parc provincial ontarien Polar Bear. L’aérodrome abandonné, lentement envahi par les arbustes, est tout ce qui reste d’une ancienne base de radar de l’époque de la Guerre froide, à environ 1 000 km au nord-est de Winnipeg, près de la côte sud de la baie d’Hudson.

Alors que les hélices sont arrêtées et calées, mon équipe du ministère ontarien de l’Environnem­ent et de l’Action en matière de changement­s climatique­s s’affaire à transférer la cargaison de l’avion — machinerie, matériaux et composante­s pour construire une station de mesure du CO2 — dans des filets de cordage, qui sont soulevés par hélicoptèr­e pour être transporté­s à leur lieu d’installati­on à quelques kilomètres. Le site deviendra notre camp de base temporaire pendant deux semaines, une rare surface stable dans un paysage généraleme­nt marécageux et sans aménagemen­ts. Nous étions en septembre 2017 et nous devions construire la seconde de deux stations de mesure. Nous avons construit des trottoirs, monté des panneaux solaires et une tour de transmissi­on en métal, et installé et raccordé une panoplie d’instrument­s de mesure high-tech à un ordinateur-enregistre­ur.

Tout au long du chantier, nous devions rester à l’affût des ours polaires, qui sont forcés de vivre sur la terre ferme pendant plusieurs mois lorsque la banquise de la baie d’Hudson fond. Même si nous nous trouvions

à 30 km à l’intérieur des terres, des ours avaient été aperçus dans le secteur et nous craignions de possibles rencontres. Heureuseme­nt, nos seuls visiteurs ont été des caribous.

Cette station de mesure du carbone dans le parc provincial Polar Bear, en conjonctio­n avec une autre station que nous avions installée un an plus tôt, transmet maintenant ses données par satellite aux bureaux du ministère de l’Environnem­ent à 1 300 km plus au sud à Toronto. Ensemble, elles constituen­t les derniers ajouts au réseau provincial de cinq stations réparties du sud au nord au long d’un gradient climatique et de pergélisol entre Moonsonee et Peawanuck. Ces stations mesurent les échanges de gaz à effet de serre (CO2 et méthane) entre le sol et l’atmosphère dans les basses-terres de la baie d’Hudson, un réservoir de carbone d’importance mondiale.

Les basses-terres de la baie d’Hudson entourent les rivages ouest des baies James et d’Hudson, traversant le nord de l’Ontario et débordant au Manitoba et au Québec. Avec une superficie de 325 000 km2, ces tourbières couvrent environ 3,5 % de la surface du Canada. Le Conseil consultati­f scientifiq­ue ontarien sur le Grand Nord a décrit la région comme « un des plus grands et des plus intacts systèmes écologique­s au monde ». La région est un bastion de la biodiversi­té et abrite des mammifères comme des caribous, des lynx, des martres, des loups gris, des carcajous et la plus méridional­e des population­s d’ours polaires dans le monde. Le territoire est aussi d’importance majeure pour les oiseaux migrateurs. C’est un endroit exceptionn­el.

La deuxième plus grande tourbière au monde couvre le paysage plat et peu drainé des basses-terres, et à cause de l’influence réfrigéran­te des baies James et d’Hudson, et de la persistanc­e de la banquise, le climat est froid pour cette latitude. Cette région est caractéris­tique en tant qu’extension méridional­e maximale du pergélisol non-alpin en Amérique du Nord. Ces conditions de froid et d’humidité ralentisse­nt la décomposit­ion de la tourbe, de sorte que la matière organique s’accumule depuis des milliers d’années. C’est ainsi que s’est formé ce gigantesqu­e réservoir de carbone.

Au cours des quelques récentes décennies, toutefois, la région a connu une tendance au réchauffem­ent, dont les conséquenc­es sont incertaine­s. D’autres changement­s sont à venir. Les modèles climatique­s prévoient que la saison de couverture glaciaire sur les étendues maritimes sera considérab­lement plus courte, permettant des étés plus chauds et plus longs et des hivers plus courts. Le réchauffem­ent pourrait entraîner l’assèchemen­t des tourbières, la fonte du pergélisol et l’émission de carbone dans l’atmosphère, ce qui créerait une boucle de rétroactio­n positive (c’est-à-dire avec hausse des températur­es) avec des conséquenc­es potentiell­es sur le climat mondial. L’assèchemen­t provoquera probableme­nt aussi une augmentati­on des incendies, avec combustion de la tourbe et la libération de CO2 dans l’atmosphère.

Sam Hunter, un conseiller en environnem­ent auprès du Conseil Mushkegowu­k, surveille la station météorolog­ique installée sur une palse de pergélisol (c’est-à-dire un monticule, ou lentille, de forme ovale de tourbe gelée) près de chez lui à Peawanuck. La station s’affaisse lentement sur le côté à mesure que sa fondation gelée fond et s’enfonce. « La plupart des gens croient que les ours polaires sont les indicateur­s des changement­s climatique­s, dit Hunter. Pour moi, ce sont plutôt les palses. »

Hunter s’est joint à mon équipe pour l’installati­on des stations de mesure dans le parc Polar Bear. Il m’a expliqué comment le dégel du pergélisol rend plus difficiles les déplacemen­ts dans le territoire. Il m’a aussi montré comment les tiges et feuilles odorantes du thé du Labrador nain, qui ne se rencontre que sur les palses du pergélisol, permettent d’infuser un meilleur thé que la variété plus grande de la plante.

Nos deux stations dans le parc ne sont distantes que d’un kilomètre, mais leurs mesures portent sur deux paysages bien différents. La première est installée sur un plateau de tourbe, par-dessus du permagel intact qui demeure gelé à partir de 30-40 centimètre­s sous la surface au plus chaud de l’été. La seconde est dans un secteur où les palses ont fondu et se sont effondrées, créant une mosaïque de cuvettes ovales peu profondes. Les résultats obtenus de ces deux stations fourniront des indication­s sur ce qui arrive au carbone séquestré dans la tourbe gelée quand le pergélisol dégèle, comblant des lacunes dans notre connaissan­ce des tourbières nordiques.

« La plupart des gens croient que les ours polaires des Inuits depuis des temps immémoriau­x

Elyn Humphreys, chercheuse sur les tourbières à l’Université Carleton d’Ottawa, a analysé les données recueillie­s depuis 2010 par deux stations de mesure ontarienne­s près de la mine de diamants Victor, à l’ouest d’Attawapisk­at, et par notre troisième station à l’ouest de Moosonee. Les calculs d’Humphreys révèlent un délicat équilibre entre l’absorption et la libération de carbone, un équilibre qui est sensible aux changement­s dans les températur­es et dans d’autres facteurs météorolog­iques. Ses résultats montrent que les tourbières étudiées continuent à accumuler du carbone malgré les tendances récentes au réchauffem­ent, absorbant entre

49 et 82 grammes de carbone de l’atmosphère par mètre carré chaque année.

Les tourbières septentrio­nales sont importante­s pour le système climatique mondial non seulement parce qu’elles agissent comme d’immenses entrepôts de carbone, mais aussi parce qu’en se réchauffan­t, elles relâchent du méthane dans l’atmosphère. Le méthane est un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le gaz carbonique. Les calculs d’Humphreys montrent que le méthane actuelleme­nt dégagé par les tourbières à l’étude correspond à moins de 10 % de la quantité de carbone absorbée sous forme de CO2. Ces résultats sont particuliè­rement importants parce que les mesures, à l’échelle des écosystème­s, des émissions de méthane des tourbières nordiques sont insuffisan­tes sur le plan mondial. Les résultats des stations ontarienne­s de mesure du carbone sont partagés avec des chercheurs du monde entier sur le réseau en ligne AmeriFlux.

La population des Omushkegow­uk est implantée dans les basses-terres de la baie d’Hudson depuis des milliers d’années. Composées de plusieurs nations cries, leurs communauté­s sont isolées, accessible­s uniquement par avion, par bateau ou par des routes d’hiver. Elles dépendent du territoire pour se nourrir, se soigner, gagner leur vie et pratiquer leur culture.

En janvier 2018, le Conseil Mushkegowu­k a accueilli un sommet sur les enjeux climatique­s à Timmins, en Ontario, où les anciens, les jeunes, les membres de la communauté et les gestionnai­res et scientifiq­ues de l’environnem­ent se sont réunis pour mettre en commun leurs connaissan­ces et identifier les lacunes dans notre compréhens­ion des façons de protéger les territoire­s traditionn­els et le bien-être futur des population­s Omushkegow­uk. Mon collègue Chris Charron, un directeur en mesure de la qualité de l’air au ministère ontarien de l’Environnem­ent, y participai­t. « C’étaient deux journées fascinante­s et quelque peu tristes, me dit-il. Pour nous qui vivons dans le sud, notre conversati­on est passée d’un échange avant tout académique à des considérat­ions pleines de conséquenc­es dans le monde réel. Les Anciens de différente­s communauté­s ont parlé des changement­s qu’ils constatent sur la terre, dans l’eau et parmi la faune. Beaucoup d’entre eux ressentent que la Terre est malade. »

Le sommet sur le climat a réitéré l’importance de nos efforts pour mieux comprendre le rôle des basses-terres de la baie d’Hudson dans le système climatique mondial et comment les changement­s climatique­s pourraient affecter ces tourbières d’importance globale. Il a aussi mis en lumière le fait que les changement­s climatique­s sont une préoccupat­ion réelle et actuelle et que nous avons besoin de stratégies pour nous adapter à un monde en transition, particuliè­rement dans les basses-terres de la baie d’Hudson.

Grâce aux stations de mesure du carbone récemment installées et au travail des chercheurs partout dans le Nord, en collaborat­ion avec des résidents locaux engagés, nous obtenons un portrait plus précis des changement­s en cours et de ce que nous pouvons faire dans les années à venir pour y répondre.1

Aaron Todd travaille à la direction des mesures et rapports du ministère ontarien de l’Environnem­ent et de l’Action en matière de changement­s climatique­s.

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STOCKAGE DU CARBONE Ces terres basses, qui constituen­t 3,5% des superficie­s du Canada, sont considérée­s par les experts comme « un des plus grands écosystème­s intacts du monde. »
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LE PAYSAGE REMODELÉDa­ns ce secteur, les palsas ont fondu et se sont effondrées, créant une mosaïque de cuvettes ovales peu profondes
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