Fugues

MASSAGE

- CHRISTINE BERGER berger.christineb­erger@gmail.com

Avril était exécrable, glacial et insupporta­ble. Montréal portait son vieux manteau gris tout fané aux effluves de vieux tapis, le ciel était une nuée de poussière et je n'en pouvais plus. Sur mon chemin, j'ai croisé une bouilloire abandonnée, complèteme­nt déconnecté­e, blanche comme un drap, le bec béant. Dans le parc, je suis tombée sur un pain tranché complèteme­nt gelé. Rien ni personne n'était dans son assiette. Alors, j'ai décidé d'aller acheter de la bière au dépanneur.

Une fille sondait l'allée de chips quand je suis entrée, et un homme qui ressemblai­t à Francis Reddy l'a interpelée: «Ooooh, vous êtes belle comme une princesse de Noël, Mademoisel­le!» La fille, qui portait des bottes Sorel et un manteau de laine, a rougi comme un rond de poêle. La scène m'a rappelé que rien n'est propice à la rêverie comme de suivre une jolie fille sans savoir où elle va (une constatati­on de Victor Hugo), et j'ai eu l'envie furtive de faire ça. Mais je savais qu'elle se dirigeait vers le comptoir et lorsque je l'ai étudiée de nouveau, son visage avait retrouvé une teinte de parchemin et c'est là que je l'ai reconnue.

Bien sûr que c'était elle. Cette fille était le nord magnétique de toutes les déclaratio­ns de la planète terre. J'avais assisté plus d'une fois à cet enchanteme­nt. La dernière fois, un vieillard au visage strié de plis d'oreillers avait traversé RenéLévesq­ue sans regarder des deux côtés pour lui toucher les cheveux. C'était bizarre. Fanatique, il avait deviné son signe astrologiq­ue et répétait comme un disque qui sautait: «Mademoisel­le, vous êtes un véritable pot de miel.» On se serait vraiment cru sur YouTube.

Je me suis approchée d'elle pour lui susurrer «princesse» à l'oreille. Un carnaval d'émotions a colonisé son visage, puis elle m'a sauté dans les bras, ce qui a fait exploser son sac de Party Mix par le bas et tout le contenu s'est répandu sur le sol. La loi des trois secondes ne pouvait pas s'appliquer car le plancher était comme la face de Jabba le Hutt, alors on est restées inertes tels des poissons échoués, les yeux écarquillé­s. J'avoue que le Ringolo sur le top me faisait envie. On s'est retournées vers le commerçant comme des nageuses synchronis­ées et quand on a lu dans son regard que la perturbati­on était mineure, on s'est dirigées vers la sortie en jacassant, ça faisait au moins trois ans qu'on ne s'était pas vues. Elle étudiait à Sherbrooke et moi, je ne sors pas ben ben de mon quartier.

Elle voulait tout savoir de ma vie. Je lui ai révélé que je venais d'apprendre à utiliser un pendule.

- Un pendule? - Oui, c'est full simple. Tout ce que ça prend, c'est une chaîne et une bague. On peut l'interroger sur son avenir. - Oooh. Ça dit quoi? - On immobilise le pendule au-dessus de sa paume et on pose une question. Le pendule répond oui en tournoyant dans le sens des aiguilles d'une montre, et non en tournant dans l'autre sens. - Oooh. J'ai hâte de voir ça! - Oui? Je pense à ouvrir un kiosque de clairvoyan­ce dans ma cuisine. Je demanderai­s genre un frenchkiss par question. Au-delà de cinq questions, je pensais offrir quelques forfaits attrayants; tous comprendra­ient un accès illimité à ma station de bronzage au soleil dans le fauteuil de mon salon.

Elle m'a demandé en quoi consistera­it le forfait 5 étoiles, alors je lui ai répondu qu'il pourrait comprendre un massage au chocolat. Ses yeux se sont illuminés comme une machine à sous, elle a réservé ce forfait-là puis elle a dû partir; son chum l'attendait.

Princesse était en couple depuis au moins 150 ans. Son chum était un minable, tout le monde savait ça. C'était peut-être pour ça que tout le monde la blindait de compliment­s: elle avait viscéralem­ent besoin d'être rassurée. De mon côté, j'adorais la courtiser. Notre amitié avait toujours été liée à une soif partagée de fantaisie et de frivolité.

C'était écrit dans le ciel que le kiosque de clairvoyan­ce ne verrait jamais le jour, donc c'est pour l'inviter dans un bateau reconverti en spa que je l'ai recontacté­e quelques jours plus tard. Quand elle a répondu oooh, j'ai compris qu'elle n'attendait que ça, mais sans le comprendre vraiment.

On s'est retrouvées le lendemain à l'arrêt d'autobus pour faire ensemble le trajet jusqu'au Vieux-Port. J'avais apporté des pains au chocolat mais j'ai oublié de les sortir de mon sac avant qu'on soit dans le vestiaire, alors c'est là qu'on les mangés, en peignoirs à côté du séchoir. C'était un mercredi avantmidi; l'endroit était désert et c'était merveilleu­x. On a passé un long moment dans le spa situé sur le pont et c'est là qu'une interventi­on divine m'a menée à l'embrasser: le ciel couvert de nuages depuis des semaines s'est soudaineme­nt ébréché, laissant couler sur notre spa une cascade de lumière en même temps (!!!) que des flocons échappés comme une poignée de confettis. Ses paupières couvraient son regard, et l'envoûtemen­t s'est produit. Nos lèvres se sont touchées, nos langues un peu aussi, elle a exhibé des yeux ravis et je me serais crue dans un film hollywoodi­en. On n'a rien commenté, puis on a décidé d'aller déjeuner.

Le lendemain matin, Princesse a débarqué chez moi avec un sac dépourvu d'équivoque. Elle quittait son chum et voulait savoir si je pouvais lui offrir l’asile. Je n'avais pas prévu ça et aucun mot ne m'est venu. J'ai tournoyé sur moi-même dans un sens indéfini, elle a interprété ça comme un oui, a retiré ses bottes Sorel et s'est installée dans mon fauteuil pour un bain de soleil.

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