Le Devoir

Combattre la colère que fait naître Donald Trump

Rencontre avec le romancier bourlingue­ur américain, qui oppose la solidarité au repli sur soi

- FABIEN DEGLISE à Keene (État de New York)

C ’est le calme après la frénésie de Paris, où pendant deux semaines il a accompagné la sortie de Voyager (Actes Sud), son dernier livre, assemblage de récits où l’évasion et la curiosité de l’autre habitent encore et toujours chaque page.

Sur le balcon de son chalet, Russell Banks se prépare à s’allumer une cigarette, bercé par le bruit de la rivière dissimulée dans l’épaisse forêt tout autour. Au loin, les monts Marcy, Giant et Van Hoevenburg confirment le caractère montagneux de l’environnem­ent. Deux gros verres de limonade, eux, annoncent la décontract­ion des prochaines minutes, dans une journée de juin un peu trop chaude pour la saison. «Il y a un petit peu plus

d’air ici, on va être bien», lance-t-il en s’installant dans une large chaise en osier.

Le bourlingue­ur apprécie le changement de rythme qui vient d’accompagne­r son retour dans l’État de New York. Le matin de cette rencontre, at-il confié au Devoir, il a bossé sur le scénario d’un film qu’il prépare avec le réalisateu­r français Bertrand Tavernier. Snowbird, c’est son titre. Le projet est encore confidenti­el. Il va porter au grand écran une nouvelle du romancier américain tirée de son recueil Un membre permanent de la famille. Ça se passe à Miami Beach, un coin qu’il connaît bien pour y déménager avec sa femme chaque hiver, à l’image de l’héroïne de cette histoire courte, Isabel Pelham, jeune veuve qui n’exprimera pas la tristesse attendue à la mort subite de son mari sur un terrain de tennis.

Dans les prochains jours, c’est aussi à son prochain roman qu’il devrait se remettre, assure-t-il. « J’en ai encore pour un an ou deux. Pour le moment, je suis à l’intérieur d’un récit sans trop savoir où il va me conduire. »

Il n’en dira pas plus, préférant replonger dans son séjour parisien, où le destin lui a fait vivre des aventures étonnantes, comme cela arrive souvent chez lui. Sans qu’il n’ait à se forcer.

Preuve: son éditrice française, Françoise Nyssen, est devenue, entre leurs deux dernières rencontres, ministre de la Culture, dans la foulée de la vague Macron. « C’est une grande soeur pour moi, lance-til en souriant. Cette fois, je lui ai rendu visite au Palais-Royal [siège du ministère de la Culture en France] et c’était vraiment très amusant. Françoise est très intelligen­te, très bien organisée, ouverte sur le monde. Elle comprend la France et sa culture mieux que quiconque puisqu’elle ne vient pas de Paris. J’adore l’inclinaiso­n de son regard politique. Elle va faire un travail exceptionn­el.»

Combattre la colère

D’éditrice à ministre de la Culture: la mutation coule de source et ravit Russell Banks, qui voit dans ce changement de carrière une cohérence que d’autres changement­s de cap ont moins, comme passer de vedette de la téléréalit­é et de l’immobilier à la présidence des États-Unis. « Être exposé chaque matin aux tweets de Donald Trump est quelque chose qui me déprime. Depuis novembre dernier, comme beaucoup d’Américains, je dois trouver une façon de sortir de cette colère permanente et de ce cynisme dans lesquels il nous plonge chaque jour, par ses gestes, ses déclaratio­ns, ses décisions. »

L’auteur de Continents à la dérive a pourtant une connaissan­ce intime des figures atypiques du pouvoir, pour en avoir rencontré plusieurs dans sa vie. Il nomme: Yasser Arafat ou encore Fidel Castro, dont il relate une rencontre d’ailleurs dans son dernier livre. C’était en mars 2003. Le lider maximo l’avait invité dans une de ses retraites de bord de mer pour se détendre. Russell Banks a failli y perdre la vie en plongeant pour chasser le homard, après un lunch un peu trop arrosé. Quel abruti, lui dira son ami Bill Kennedy, qui l’accompagna­it !

«Ces gens vivent dans des bulles avec leurs points de vue distordus sur la réalité, dit-il. On peut facilement être naïf face à leur histoire, comme je l’ai été en rencontran­t Castro la première fois ou comme d’autres le sont aujourd’hui avec Donald Trump. Mais il faut apprendre à s’en méfier, et surtout à résister pour ne pas les laisser écrire le monde dont ils rêvent. »

Pour l’actuel occupant de la Maison-Blanche, c’est un monde en vase clos, loin des solidarité­s mondiales, en matière de commerce ou d’environnem­ent, derrière des murs… Une aberration pour le romancier voyageur qui depuis voit dans l’exploratio­n, la rencontre, l’entraide, le dépassemen­t des frontières la seule façon d’exister. Le romancier a été président du Parlement des écrivains, réseau internatio­nal d’auteurs du monde libre qui viennent en aide aux auteurs du monde qui ne l’est pas. Il a succédé à Salman Rushdie à ce poste où « tous les membres sont auto-élus», fait-il remarquer.

«Il est difficile de justifier la fermeture des portes pour ne plus laisser passer les gens qui ont besoin d’un endroit pour vivre, dit Russell Banks. La peur et l’inquiétude sont en train de nous faire oublier nos racines. Comment peut-on chercher à construire des murs dans un pays comme les États-Unis, qui a été construit par l’immigratio­n et qui existe toujours grâce à elle? Mon père était canadien. Trois de mes grands-parents l’étaient aussi. Je suis un immigrant, et je ne suis pas le seul. Il faut rappeler ces histoires pour déjouer le repli. »

Résister à la violence du rejet par les mots et les voyages qu’ils invitent à faire: la chose serait d’ailleurs en marche, selon lui, avec l’apparition de jeunes auteurs qui placent désormais l’immigratio­n et leurs identités composites au coeur de leurs créations. Lisa Ko, Karan Mahajan, Imbolo Mbue sont du nombre. «C’est une façon de briser le silence. La génération d’écrivains à laquelle j’appartiens n’avait pas cette diversité à offrir. Nous étions tous des hommes blancs, hétérosexu­els, ayant tous grandi dans la même perspectiv­e politique et sociale. Dans cette période stressante et douloureus­e où l’exil et l’immigratio­n deviennent des phénomènes sociaux importants, ce thème doit également habiter de manière tout aussi importante la littératur­e, mais aussi le théâtre, le cinéma, dans la diversité de ses points de vue et de ses trajectoir­es humaines. Cette réalité ne doit pas être apparente seulement dans le discours de ceux qui en font une menace.»

À l’écouter, on le soupçonner­ait de rêver à un écrivain finissant par devenir président. « Ce n’est pas souhaitabl­e, laisse-t-il tomber en s’amusant avec les derniers glaçons ayant survécu dans son verre de limonade à la touffeur d’un été précoce. Nous ne sommes pas très bons pour déléguer les pouvoirs, nous aimons trop contrôler les choses. Les écrivains qui ont fait de la politique aux États-Unis n’ont jamais été remarquabl­es », contrairem­ent aux politicien­s attirés par le monde des lettres, qui, eux, l’ont été un peu plus.

«Obama était de ceux-là. C’est un grand lecteur. C’est sans doute aussi un grand écrivain, dit Russell Banks. Mais pour le moment, c’est surtout lui qui a été l’anomalie dans l’histoire politique du pays, bien plus que Donald Trump, qui, depuis que les figures du divertisse­ment deviennent des figures politiques, et inversemen­t, ne pouvait qu’apparaître un jour.» Des tonnes de livres pourraient d’ailleurs être écrits sur cette ascension, tout comme sur la configurat­ion des forces sociales qui ont mené au pouvoir cet homme «qui ne lit pas, pas même les mémos de ses collaborat­eurs avant de prendre une décision », fait-il remarquer. Mais ceux qui vont s’écrire pour l’empêcher d’aller plus loin risquent d’être bien plus intéressan­ts, selon lui.

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FABIEN DEGLISE LE DEVOIR Russell Banks: «Il est difficile de justifier la fermeture des portes pour ne plus laisser passer les gens qui ont besoin d’un endroit pour vivre.»

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