Le Devoir

Apprendre à petits pas

Quand gavage, physiothér­apie et médication s’ajoutent au programme scolaire

- JESSICA NADEAU

L’un des plaisirs d’enseigner, c’est de voir l’élève progresser. Mais parfois, il faut composer avec le phénomène inverse: des jeunes atteints de maladies dégénérati­ves, qui perdent l’usage de leurs jambes, de la parole ou qui, parfois, ne reviennent tout simplement pas d’un long congé. À l’école Joseph-Charbonnea­u, on fait de petits miracles pour défier la maladie et la mort.

«Cher Marc-Anthony, tu as été en quelque sorte un frère pour nous. On a aimé que tu sois notre ami. On aimait jouer avec toi à la récréation et rire avec toi en descendant au débarcadèr­e. Ton petit sourire va nous manquer… On t’aime!» En passant devant le petit mot, épinglé sur « la murale de l’amour », Esther Lehoux a un petit pincement au coeur. «On a perdu un élève à Noël. Il allait bien quand il est parti pour les vacances, mais il n’est pas revenu. C’est encore difficile pour tout le monde», soupire l’orthopédag­ogue, qui accompagna­it Le Devoir lors d’une visite en mars dernier.

Le cas de Marc-Anthony n’est malheureus­ement pas unique. À l’école Joseph-Charbonnea­u, la mort fait partie de la vie. Mais on ne s’y habitue jamais vraiment. «Chaque fois, ça donne

un choc, soupire la directrice, Louise Paquette. Des fois, on s’y attend, d’autres fois, non. On a une équipe psychosoci­ale qui intervient avec le personnel et les autres élèves. On tente de rassurer, parce que c’est l’angoisse. Les jeunes le savent qu’ils sont plus vulnérable­s. »

Le panneau indiquant le chemin pour les ambulances, juste à côté de l’entrée principale, est là pour le leur rappeler au quotidien.

L’école Joseph-Charbonnea­u, c’est l’école du bout de la ligne pour les enfants handicapés. Lorsqu’ils nécessiten­t trop de soins, on les confie à cet établissem­ent spécialisé où tout est adapté et personnali­sé en fonction de leurs besoins individuel­s.

Ils arrivent d’un peu partout, venant d’aussi loin que de Valleyfiel­d ou de Saint-Adolphed’Howard, en transport adapté, faisant parfois plus d’une heure de route matin et soir pour étudier dans cette grande école colorée qui ne ressemble à aucune autre.

Dès leur arrivée, au débarcadèr­e, ils sont pris en charge par des préposés, qui rivalisent de gentilless­e et de patience pour enlever une paire de bottes ici, ajuster une sangle par là, en suivant avec minutie les instructio­ns inscrites sur le casier de chacun. «Tout est réglé au quart de tour, le moindre détail qui nous échappe démultipli­e la charge de travail. On est une école de détail », résume la directrice.

Soins et éducation

Le visage de Stéphane s’illumine en voyant la photo de Marie-Mai. Elle l’accompagne tous les jours, bien en vue sur la tablette d’appoint posée sur son fauteuil roulant. Nicole, la préposée, fait des blagues, dans ce qui ressemble à un rituel bien rodé. Stéphane rit de bonheur. Il s’était ennuyé de sa Marie-Mai, depuis la veille. Et peut-être un peu de Nicole aussi.

Stéphane se dirige en classe. D’autres sont emmenés en salle de gavage, en soins d’hygiène, en salle de médication, en inhalothér­apie, en ergothérap­ie, en physiothér­apie ou à la salle multisenso­rielle. La liste des soins est longue pour ces jeunes, âgés de 12 à 21 ans. Car en plus de leur handicap physique, plusieurs sont gravement malades. On compte également plusieurs groupes en déficience moyenne ou sévère.

Pour ces derniers, on parle davantage de soins que d’éducation, reconnaît la directrice. Pour les autres, chacun y va à son rythme, grâce à un enseigneme­nt individual­isé. Ainsi, dans la classe d’anglais de M. Kamal, au secteur ordinaire, chaque élève est à un niveau différent. « J’ai un éventail qui va du primaire à la 5e secondaire», lance le professeur. C’est tout un défi, reconnaiss­ent les professeur­s, et les nouveaux sont souvent déstabilis­és.

«Quand je suis arrivée ici, je me demandais bien comment j’allais faire, mais ça s’est fait tout seul. Je suis ce qu’ils ont envie de faire», explique la professeur­e de musique, Monique Vézina.

La vie après l’école

Quelles que soient les capacités d’apprentiss­age de l’enfant, on tente de l’amener le plus loin possible pour le préparer à la vie après

l’école. «Au niveau scolaire, à un moment donné, on n’avance plus, alors on leur montre à être autonomes le plus possible pour qu’ils puissent se débrouille­r en sortant de Joseph-Charbonnea­u, explique la professeur­e Emmanuelle Breton. Un jeune qui ne sait toujours pas ses tables de multiplica­tion, par exemple, on va lui dire: ce n’est pas grave, calcule avec ton téléphone, parce qu’il faut qu’il arrive à se débrouille­r d’une manière ou d’une autre.»

En cuisine, une dizaine de jeunes s’activent, filets sur la tête.

Au menu, aujourd’hui: blanquette de saumon et couscous de blé aux légumes. Ils peuvent mettre plusieurs minutes à couper un seul morceau de carotte, au moyen de couteaux et de planches adaptées, mais le repas sera prêt pour l’heure du lunch. «L’idée, c’est de recréer un environnem­ent comme s’ils travaillai­ent dans un restaurant, mais ça leur permet également d’apprendre à se faire des repas à la maison», explique Julianne, l’ergothérap­eute.

«Ce qui est triste, c’est qu’on sait que pour la plupart des jeunes ici, il n’y a rien après JosephChar­bonneau, soupire Emmanuelle Breton. Dans mon groupe, ils ne sont pas nombreux à avoir la capacité de travailler.»

Certains ont l’intention de poursuivre à la formation aux adultes. C’est le cas de Caroline, qui s’est découvert une véritable passion pour le montage. C’est elle qui fait la mise en

page du journal étudiant et elle s’est équipée de plusieurs logiciels pour faire de la vidéo. Elle voudrait poursuivre ses études, mais elle le fera sûrement en formation à distance, car après 21 ans, le transport n’est plus fourni. Elle devra donc se rabattre sur le service de transport adapté de sa municipali­té, qui n’est pas très développé.

La jeune femme, qui souffre de paralysie cérébrale, doit aussi composer avec sa perte d’autonomie graduelle. «Quand je suis arrivée ici à 13 ans, je marchais beaucoup plus, raconte la splendide jeune femme, qui a réussi à faire quelques pas dans le couloir avant de se rasseoir, haletante, dans son fauteuil. Je réussis encore à faire des sorties par moi-même, mais ça prend plus de planificat­ion depuis que j’ai perdu la capacité de manger toute seule.»

Le coup de pouce de la technologi­e

D’autres, comme Floyd, s’apprêtent à entrer au cégep en septembre prochain. Le jeune homme, président du conseil étudiant et capitaine des Blitz, l’équipe vedette de hockey en fauteuil roulant de Joseph-Charbonnea­u, avoue qu’il est un peu nerveux à l’idée de quitter cette école. «Ici, tout est pensé en fonction de notre handicap. Les profs ont le réflexe, par exemple, de numériser les livres, ce qui ne sera pas nécessaire­ment le cas au cégep.» Le jeune homme est, en effet, incapable de tenir un livre. Il fait 80% de ses devoirs sur son téléphone et le reste sur un ordinateur, qu’il contrôle avec des mouvements du menton grâce à un système sophistiqu­é installé sur son fauteuil roulant. «Ici, on se sert au maximum de la technologi­e… et de notre imaginatio­n!» illustre en rigolant Sylvain Perreault, responsabl­e de l’informatiq­ue et de l’électroniq­ue. Au fond du capharnaüm qui lui sert d’atelier, entre une machine à coudre et des roues de fauteuil roulant, l’homme développe, avec l’équipe de mécanicien­s, des outils sur mesure pour aider les jeunes à se déplacer, à étudier et à communique­r.

Il va adapter des souris contrôlées par le pouce, des claviers de toutes les dimensions, des roulettes, des manettes, des interrupte­urs, des boutons de toutes formes, reliés aux genoux, aux cuisses, aux pieds.

Techniquem­ent parlant, rien ne semble impossible ici. Au laboratoir­e de communicat­ion, par exemple, Esther Lehoux a fait créer pour un jeune incapable de s’exprimer un système de pointeur, porté sur les lunettes, relié à une caméra qui capte le mouvement et qui permet d’identifier des pictogramm­es sur une tablette afin d’activer une voix synthétiqu­e. Ils sont plusieurs, d’ailleurs, à s’exprimer à l’aide de pictogramm­es et de phrases préprogram­mées. «J’ai 17 ans aujourd’hui. Peux-tu me chanter bonne fête?» demande la voix automatisé­e de Philou. Sa requête déclenche l’hilarité générale dans la classe. Lorsque les premières notes sortent de la bouche de la journalist­e et du professeur qui l’accompagne, le jeune homme bombe le torse de fierté. Le moment n’est que pur bonheur. Les rires fusent, francs et naïfs. Des rires d’enfants dans des corps de grands adolescent­s. Des rires contagieux, qui résonnent dans toutes les classes, et qui font oublier tout le reste.

«La première chose qui m’a frappée, quand j’ai commencé à enseigner ici il y a 23 ans, c’est leurs sourires. Ils vivent des choses terribles, mais ils sont toujours de bonne humeur», raconte Esther Lehoux.

«Ici, ce sont les jeunes qui nous replacent, renchérit sa collègue Emmanuelle Breton. L’an dernier, on a subi des compressio­ns et le personnel était morose. Les jeunes nous ont vite remis à notre place en nous rappelant que ce qui se passait n’était pas de leur faute et qu’ils n’avaient pas à subir nos visages longs. Ils nous ont demandé de retrouver nos sourires. Quand un jeune lourdement handicapé nous dit d’arrêter de nous plaindre, disons que ça fait réfléchir… »

L’an dernier, on a subi des compressio­ns et le personnel était morose. […] Quand un jeune lourdement handicapé nous dit d’arrêter de nous plaindre, disons que ça fait réfléchir… Emmanuelle Breton, enseignant­e

La première chose qui m’a frappée, quand j’ai commencé à enseigner ici il y a 23 ans, c’est leurs sourires. Ils vivent des choses terribles, .» mais ils sont toujours de bonne humeur Esther Lehoux, orthopédag­ogue

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PHOTOS GUILLAUME LEVASSEUR ET JACQUES NADEAU LE DEVOIR En haut: danseur profession­nel de breakdance, Luca «Lazylegz» Patuelli enseigne aux jeunes à s’exprimer avec leur corps. Il divise la classe en deux pour un combat de hip-hop tout en attitude et en «groove». En bas: Arianne, 17 ans, est très fière de...
 ??  ?? Suzanne, la physiothér­apeute, aide Joannie à faire l’horloge sur un matelas.
Suzanne, la physiothér­apeute, aide Joannie à faire l’horloge sur un matelas.
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR
 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Lise, la préposée, utilise un lève-personne pour transférer Harini, 13 ans, dans un fauteuil roulant.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Lise, la préposée, utilise un lève-personne pour transférer Harini, 13 ans, dans un fauteuil roulant.
 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Aujourd’hui, Ophélie travaille l’accord du participe passé des verbes être et avoir. L’enseigneme­nt est individual­isé, car dans les classes, les élèves sont tous à des niveaux différents.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Aujourd’hui, Ophélie travaille l’accord du participe passé des verbes être et avoir. L’enseigneme­nt est individual­isé, car dans les classes, les élèves sont tous à des niveaux différents.
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Gabriel, Caroline et Sabrina jouent à la boccia, un sport paralympiq­ue qui s’apparente à la pétanque. Ceux qui n’ont pas la capacité physique de lancer une balle peuvent la faire rouler sur une rampe.
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GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR Jacinthe éclate de rire en plein cours de musique.

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