Apprendre à petits pas
Quand gavage, physiothérapie et médication s’ajoutent au programme scolaire
L’un des plaisirs d’enseigner, c’est de voir l’élève progresser. Mais parfois, il faut composer avec le phénomène inverse: des jeunes atteints de maladies dégénératives, qui perdent l’usage de leurs jambes, de la parole ou qui, parfois, ne reviennent tout simplement pas d’un long congé. À l’école Joseph-Charbonneau, on fait de petits miracles pour défier la maladie et la mort.
«Cher Marc-Anthony, tu as été en quelque sorte un frère pour nous. On a aimé que tu sois notre ami. On aimait jouer avec toi à la récréation et rire avec toi en descendant au débarcadère. Ton petit sourire va nous manquer… On t’aime!» En passant devant le petit mot, épinglé sur « la murale de l’amour », Esther Lehoux a un petit pincement au coeur. «On a perdu un élève à Noël. Il allait bien quand il est parti pour les vacances, mais il n’est pas revenu. C’est encore difficile pour tout le monde», soupire l’orthopédagogue, qui accompagnait Le Devoir lors d’une visite en mars dernier.
Le cas de Marc-Anthony n’est malheureusement pas unique. À l’école Joseph-Charbonneau, la mort fait partie de la vie. Mais on ne s’y habitue jamais vraiment. «Chaque fois, ça donne
un choc, soupire la directrice, Louise Paquette. Des fois, on s’y attend, d’autres fois, non. On a une équipe psychosociale qui intervient avec le personnel et les autres élèves. On tente de rassurer, parce que c’est l’angoisse. Les jeunes le savent qu’ils sont plus vulnérables. »
Le panneau indiquant le chemin pour les ambulances, juste à côté de l’entrée principale, est là pour le leur rappeler au quotidien.
L’école Joseph-Charbonneau, c’est l’école du bout de la ligne pour les enfants handicapés. Lorsqu’ils nécessitent trop de soins, on les confie à cet établissement spécialisé où tout est adapté et personnalisé en fonction de leurs besoins individuels.
Ils arrivent d’un peu partout, venant d’aussi loin que de Valleyfield ou de Saint-Adolphed’Howard, en transport adapté, faisant parfois plus d’une heure de route matin et soir pour étudier dans cette grande école colorée qui ne ressemble à aucune autre.
Dès leur arrivée, au débarcadère, ils sont pris en charge par des préposés, qui rivalisent de gentillesse et de patience pour enlever une paire de bottes ici, ajuster une sangle par là, en suivant avec minutie les instructions inscrites sur le casier de chacun. «Tout est réglé au quart de tour, le moindre détail qui nous échappe démultiplie la charge de travail. On est une école de détail », résume la directrice.
Soins et éducation
Le visage de Stéphane s’illumine en voyant la photo de Marie-Mai. Elle l’accompagne tous les jours, bien en vue sur la tablette d’appoint posée sur son fauteuil roulant. Nicole, la préposée, fait des blagues, dans ce qui ressemble à un rituel bien rodé. Stéphane rit de bonheur. Il s’était ennuyé de sa Marie-Mai, depuis la veille. Et peut-être un peu de Nicole aussi.
Stéphane se dirige en classe. D’autres sont emmenés en salle de gavage, en soins d’hygiène, en salle de médication, en inhalothérapie, en ergothérapie, en physiothérapie ou à la salle multisensorielle. La liste des soins est longue pour ces jeunes, âgés de 12 à 21 ans. Car en plus de leur handicap physique, plusieurs sont gravement malades. On compte également plusieurs groupes en déficience moyenne ou sévère.
Pour ces derniers, on parle davantage de soins que d’éducation, reconnaît la directrice. Pour les autres, chacun y va à son rythme, grâce à un enseignement individualisé. Ainsi, dans la classe d’anglais de M. Kamal, au secteur ordinaire, chaque élève est à un niveau différent. « J’ai un éventail qui va du primaire à la 5e secondaire», lance le professeur. C’est tout un défi, reconnaissent les professeurs, et les nouveaux sont souvent déstabilisés.
«Quand je suis arrivée ici, je me demandais bien comment j’allais faire, mais ça s’est fait tout seul. Je suis ce qu’ils ont envie de faire», explique la professeure de musique, Monique Vézina.
La vie après l’école
Quelles que soient les capacités d’apprentissage de l’enfant, on tente de l’amener le plus loin possible pour le préparer à la vie après
l’école. «Au niveau scolaire, à un moment donné, on n’avance plus, alors on leur montre à être autonomes le plus possible pour qu’ils puissent se débrouiller en sortant de Joseph-Charbonneau, explique la professeure Emmanuelle Breton. Un jeune qui ne sait toujours pas ses tables de multiplication, par exemple, on va lui dire: ce n’est pas grave, calcule avec ton téléphone, parce qu’il faut qu’il arrive à se débrouiller d’une manière ou d’une autre.»
En cuisine, une dizaine de jeunes s’activent, filets sur la tête.
Au menu, aujourd’hui: blanquette de saumon et couscous de blé aux légumes. Ils peuvent mettre plusieurs minutes à couper un seul morceau de carotte, au moyen de couteaux et de planches adaptées, mais le repas sera prêt pour l’heure du lunch. «L’idée, c’est de recréer un environnement comme s’ils travaillaient dans un restaurant, mais ça leur permet également d’apprendre à se faire des repas à la maison», explique Julianne, l’ergothérapeute.
«Ce qui est triste, c’est qu’on sait que pour la plupart des jeunes ici, il n’y a rien après JosephCharbonneau, soupire Emmanuelle Breton. Dans mon groupe, ils ne sont pas nombreux à avoir la capacité de travailler.»
Certains ont l’intention de poursuivre à la formation aux adultes. C’est le cas de Caroline, qui s’est découvert une véritable passion pour le montage. C’est elle qui fait la mise en
page du journal étudiant et elle s’est équipée de plusieurs logiciels pour faire de la vidéo. Elle voudrait poursuivre ses études, mais elle le fera sûrement en formation à distance, car après 21 ans, le transport n’est plus fourni. Elle devra donc se rabattre sur le service de transport adapté de sa municipalité, qui n’est pas très développé.
La jeune femme, qui souffre de paralysie cérébrale, doit aussi composer avec sa perte d’autonomie graduelle. «Quand je suis arrivée ici à 13 ans, je marchais beaucoup plus, raconte la splendide jeune femme, qui a réussi à faire quelques pas dans le couloir avant de se rasseoir, haletante, dans son fauteuil. Je réussis encore à faire des sorties par moi-même, mais ça prend plus de planification depuis que j’ai perdu la capacité de manger toute seule.»
Le coup de pouce de la technologie
D’autres, comme Floyd, s’apprêtent à entrer au cégep en septembre prochain. Le jeune homme, président du conseil étudiant et capitaine des Blitz, l’équipe vedette de hockey en fauteuil roulant de Joseph-Charbonneau, avoue qu’il est un peu nerveux à l’idée de quitter cette école. «Ici, tout est pensé en fonction de notre handicap. Les profs ont le réflexe, par exemple, de numériser les livres, ce qui ne sera pas nécessairement le cas au cégep.» Le jeune homme est, en effet, incapable de tenir un livre. Il fait 80% de ses devoirs sur son téléphone et le reste sur un ordinateur, qu’il contrôle avec des mouvements du menton grâce à un système sophistiqué installé sur son fauteuil roulant. «Ici, on se sert au maximum de la technologie… et de notre imagination!» illustre en rigolant Sylvain Perreault, responsable de l’informatique et de l’électronique. Au fond du capharnaüm qui lui sert d’atelier, entre une machine à coudre et des roues de fauteuil roulant, l’homme développe, avec l’équipe de mécaniciens, des outils sur mesure pour aider les jeunes à se déplacer, à étudier et à communiquer.
Il va adapter des souris contrôlées par le pouce, des claviers de toutes les dimensions, des roulettes, des manettes, des interrupteurs, des boutons de toutes formes, reliés aux genoux, aux cuisses, aux pieds.
Techniquement parlant, rien ne semble impossible ici. Au laboratoire de communication, par exemple, Esther Lehoux a fait créer pour un jeune incapable de s’exprimer un système de pointeur, porté sur les lunettes, relié à une caméra qui capte le mouvement et qui permet d’identifier des pictogrammes sur une tablette afin d’activer une voix synthétique. Ils sont plusieurs, d’ailleurs, à s’exprimer à l’aide de pictogrammes et de phrases préprogrammées. «J’ai 17 ans aujourd’hui. Peux-tu me chanter bonne fête?» demande la voix automatisée de Philou. Sa requête déclenche l’hilarité générale dans la classe. Lorsque les premières notes sortent de la bouche de la journaliste et du professeur qui l’accompagne, le jeune homme bombe le torse de fierté. Le moment n’est que pur bonheur. Les rires fusent, francs et naïfs. Des rires d’enfants dans des corps de grands adolescents. Des rires contagieux, qui résonnent dans toutes les classes, et qui font oublier tout le reste.
«La première chose qui m’a frappée, quand j’ai commencé à enseigner ici il y a 23 ans, c’est leurs sourires. Ils vivent des choses terribles, mais ils sont toujours de bonne humeur», raconte Esther Lehoux.
«Ici, ce sont les jeunes qui nous replacent, renchérit sa collègue Emmanuelle Breton. L’an dernier, on a subi des compressions et le personnel était morose. Les jeunes nous ont vite remis à notre place en nous rappelant que ce qui se passait n’était pas de leur faute et qu’ils n’avaient pas à subir nos visages longs. Ils nous ont demandé de retrouver nos sourires. Quand un jeune lourdement handicapé nous dit d’arrêter de nous plaindre, disons que ça fait réfléchir… »
L’an dernier, on a subi des compressions et le personnel était morose. […] Quand un jeune lourdement handicapé nous dit d’arrêter de nous plaindre, disons que ça fait réfléchir… Emmanuelle Breton, enseignante
La première chose qui m’a frappée, quand j’ai commencé à enseigner ici il y a 23 ans, c’est leurs sourires. Ils vivent des choses terribles, .» mais ils sont toujours de bonne humeur Esther Lehoux, orthopédagogue