Le Devoir

L’histoire belge de Louis Scutenaire

Le poète méconnu se dévoile dans la réédition de ses formidable­s carnets

- CHRISTIAN DESMEULES

«Les autres écrivirent leur oeuvre, fait remarquer Louis Scutenaire quelque part, avec un sourire en coin, puis les commentate­urs se mirent à parler d’eux. Moi, j’ai parlé de moi; pourvu que les commentate­urs soient capables d’écrire mon oeuvre!»

Sans aller jusque-là, il reste encore beaucoup à faire : parler de lui à ceux qui ne l’ont jamais lu et ne connaissen­t pas même son nom.

Poète et proche des surréalist­es belges, Louis Scutenaire a pondu quelques centaines de pages d’une sorte de journal intime pendant une quarantain­e d’années. Clin d’oeil à Restif de la Bretonne, qui avait donné un nom pareil au recueil de graffitis qu’il avait gravés sur les quais de l’île Saint-Louis, Mes inscriptio­ns a par moments lui aussi tout du graffiti: lapidaire et coloré.

Avec un formidable sens du raccourci, de l’économie, de l’éclair poétique, Louis Scutenaire (1905-1987) a ainsi pondu au jour le jour une oeuvre morcelée, à la limite du confidenti­el. Petits paragraphe­s de quelques lignes, poèmes, aphorismes, notes de lecture, courts récits présentés dans un désordre toujours vivant. Des concentrés de poésie et d’émotions complexes, rendus avec un sens toujours jouissif du paradoxe.

Et, disons-le tout de suite, deuxième volume des carnets de Scutenaire (qui sont au nombre de cinq), Mes inscriptio­ns, 1945-1963 tombe dans la catégorie des rééditions capitales.

Provocateu­r à souhait, scatologiq­ue à ses heures, peu porté sur le politiquem­ent correct (le concept n’existait même pas), le Belge aime à être le chien dans le jeu de quilles. «Le nord de l’Europe, que je fais commencer un peu dépassé Valence du Rhône, est le pays de la merde solide, bien conservée, qui ressemble à sa propre imitation en bronze. Je n’aime que la merde du Midi, tout de suite poussière quelquefoi­s, toujours vite dénaturée, effritée, peuplée d’insectes et qui me fait penser à un vieux château fort croulant où passent des loups, des renards, où des corneilles volent, des hiboux, des faucons.»

Louis Scutenaire et Frédéric Dard sont nés le même jour, mais pas la même année. Une coïncidenc­e, peut-être même un signe, un point commun en tout cas, qui s’ajoute à leur admiration commune pour l’oeuvre du peintre surréalist­e René Magritte, qui a pu servir de point de départ à la longue amitié entre les deux écrivains. Parions aussi qu’en tombant sur certains des aphorismes de Scutenaire (comme l’indélicat « Péter c’est chier un peu »), le père de San Antonio a pu éprouver une connivence immédiate…

Voyez ces quelques passages choisis : «Le réel n’a pas de contraire», «Je puis redouter le jugement non parce que je manque de confiance en moi mais parce que j’en manque en autrui», «Je résous maintes questions en ne me les posant pas. » Ou encore : «Ce que j’ai le plus aimé dans ma vie c’est, je crois, les femmes, les oiseaux, les forêts, les vieilles maisons, la chaleur du soleil et les livres. »

Laissons le mot de la fin à son ami Frédéric Dard: « La meilleure histoire belge, je vais te la dire, c’est la plus terrifiant­e de toutes: “Il est une fois Scutenaire et les Belges n’en savent rien.” » Et pas seulement les Belges.

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