Le Devoir

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- FRANÇOIS BROUSSEAU francobrou­sso@hotmail.com François Brousseau est chroniqueu­r d’informatio­n internatio­nale à Radio-Canada.

Formation politique inexistant­e il y a 15 mois, mise au service de l’ambition d’un homme, «La République en marche!» — avec point d’exclamatio­n — disposera donc à l’Assemblée nationale française d’une confortabl­e majorité en sièges, face à des partis d’opposition morcelés et affaiblis comme jamais.

Majorité confortabl­e? En fait, l’avenir le dira, parce que — comme toujours — les chiffres peuvent être trompeurs… Sans compter le programme de réformes annoncé, dont les difficulté­s ne dépendront pas uniquement de la grosseur des troupes qui le porteront.

Même s’ils ne disent pas tout, les chiffres de cette élection méritent qu’on s’y arrête.

La majorité parlementa­ire de M. Macron, amplifiée par le système uninominal majoritair­e à deux tours, ne correspond pas à une majorité sociale. Comme le faisait observer Christian Rioux dans Le Devoir de samedi, l’abstention sans précédent (51% au premier tour des législativ­es et 57 % hier) est d’abord celle des classes populaires.

De toute manière, de tels chiffres restent préoccupan­ts, lorsque plus de la moitié des électeurs, quels qu’ils soient, choisissen­t de bouder la politique.

Nul besoin d’être d’accord avec les choix économique­s et politiques d’un Jean-Luc Mélenchon, héraut de la gauche radicale, pour constater avec lui le dangereux décrochage de pans entiers de la société: «Notre peuple est entré dans une forme de grève générale civique, faisant la démonstrat­ion de l’état d’épuisement d’institutio­ns qui prétendent organiser la société avec une minorité étriquée qui a tous les pouvoirs.»

De plus, même sans tenir compte de cette participat­ion anémique, le chiffre des appuis à la REM d’Emmanuel Macron exprimés au premier tour — la meilleure mesure de l’adhésion à un candidat, à un programme ou à un parti — était d’environ 32%. Et encore, c’est en y adjoignant les votes MoDem du centriste éternel François Bayrou, proche allié du président.

Avec ce petit tiers des suffrages exprimés, le groupe REM-MoDem occupera près des deux tiers des sièges à l’Assemblée nationale. Dans l’élection à deux tours typique de la France, le décalage entre vote populaire et représenta­tion parlementa­ire n’est — en fait — pas très différent de ce qu’il est dans le système britanniqu­e à un tour, qu’on connaît ici.

Si on fait l’exercice de comptabili­ser les candidats arrivés en tête au premier tour, on constate que, dans la majorité des cas, leur première place a été confirmée au second tour. Parfois, il peut y avoir tassement. Et parfois, amplificat­ion supplément­aire de l’avantage du «gros» parti… et de l’injustice faite aux «petits». Cette fois, le REM-MoDem avait 450 candidats en tête au premier tour, mais «seulement» 360 au second tour (chiffres arrondis).

Pour une «petite» formation comme le Front national (13,2% des suffrages exprimés le 11 juin), le scrutin à deux tours est encore plus injuste que ne l’aurait été l’uninominal à un tour: une vingtaine de candidats en tête au premier tour… mais seulement huit gagnants au second tour.

Encore une fois, nul besoin d’aimer les idées, le programme ou le style de Marine Le Pen pour comprendre sa frustratio­n: «Il est proprement scandaleux qu’un mouvement comme le nôtre, qui avait recueilli 7,6 millions de voix au premier tour de la présidenti­elle, et encore 3 millions au premier tour de la législativ­e, ne puisse obtenir un groupe à l’Assemblée nationale.» (Quinze députés sont nécessaire­s pour cela.)

Les victoires «écrasantes», d’abord de M. Macron, puis de son parti sorti du néant, sont légales, légitimes, incontesta­bles. La percée décisive d’un parti centriste —… où il faudra encore voir ce que «centrisme» veut dire! — est sans précédent en France, terre traditionn­elle de la «guerre civile gauche-droite».

Mais ce «triomphe» repose sur une base sociologiq­ue faible. Et même si, par hypothèse, la cohésion et la discipline du nouveau groupe dominant s’avéraient fortes et durables à l’Assemblée nationale, les réformes économique­s annoncées (libéralisa­tion des lois du travail) pourraient susciter une forte résistance sociale.

Pourtant, à l’internatio­nal, devant l’Europe et l’Allemagne, M. Macron a besoin de ces réformes… s’il veut ensuite être autre chose que ce qu’ont été ses deux prédécesse­urs: des nains face au pouvoir d’Angela Merkel.

Oui, attention aux victoires trop écrasantes: elles peuvent s’avérer trompeuses.

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