Le Devoir

Pourquoi les enseignant­es décrochent

- PIERRE DUBUC L’auteur est directeur et rédacteur en chef de L’aut’journal

Dans son édition du 20 janvier, Le Devoir consacrait un article «aux professeur­s qui décrochent». Une des enseignant­es interrogée­s, AndréeAnne Laberge, 30 ans, enseignant­e en adaptation scolaire sur la RiveSud, raconte qu’elle «vogue de contrat en contrat depuis la fin de ses études en 2013». Comment expliquer qu’elle n’ait pas encore obtenu sa permanence? Qu’elle ne sache pas, chaque année, avant la fin du mois d’août, «dans quelle école et dans quelle classe [elle devra] aller». Comment planifier son enseigneme­nt, ses maternités, son avenir devant tant d’incertitud­es et d’insécurité.

Sa situation n’est pas exceptionn­elle. Selon les données du ministère, 42,8% du personnel enseignant dans nos commission­s scolaires est à statut précaire. C’est plus d’un tiers (37,3%) des professeur­s à la formation générale des jeunes, qui doivent attendre entre 7 et 10 ans avant d’obtenir leur permanence. La situation est encore plus dramatique à la formation générale aux adultes (FGA) (74,6%) et à la formation profession­nelle (FP) (73,8%). Et l’importance de ces deux derniers secteurs est loin d’être négligeabl­e. À la Commission scolaire de Montréal, près d’un tiers des élèves sont inscrits à la FGA et à la FP. Pourtant, il n’y a pas «pénurie appréhendé­e» d’étudiants au cours des prochaines années, ni au secteur des jeunes ni à celui des adultes.

Gains syndicaux

Bien sûr, au fil des ans, les syndicats ont arraché au gouverneme­nt la création de listes de rappel selon l’ancienneté, mais il faut avoir été témoin, à la rentrée scolaire, de l’anxiété palpable qui se dégage d’une session d’affectatio­ns réunissant plusieurs centaines d’enseignant­es par commission scolaire, qui attendent fébrilemen­t de voir si une de leurs collègues, malheureus­e dans son école, n’utilisera pas son droit

de se prévaloir de son ancienneté pour réclamer leur poste, entraînant par le fait même une cascade de supplantat­ion, réduisant à néant les intenses heures de négociatio­ns informelle­s de l’été entre collègues pour s’assurer de retourner à la même école.

Toujours selon l’article du Devoir, l’autre grand motif de désaffecti­on, ce sont ces «classes ordinaires qui accueillen­t davantage d’élèves ayant les plus grandes difficulté­s d’apprentiss­age ou de comporteme­nt». Quelle en est la cause? Une plus grande complexité des programmes? Internet, les cellulaire­s et autres changement­s sociétaux? Ou bien une dégénéresc­ence intellectu­elle collective ?

Que non ! La cause est archiconnu­e. Mais personne ne veut la reconnaîtr­e. Au secondaire, 21,5% des élèves fréquenten­t l’école privée, financée à plus de 70% par des fonds publics. Pour mesurer l’ampleur de la saignée, rappelons qu’en 1970-1971, cette proportion s’élevait à seulement 5,2%. Plus significat­ive encore est sa concentrat­ion dans certaines commission­s scolaires. Au Québec, 80% des enfants francophon­es vivent sur le territoire de seulement 30 commission­s scolaires. Or, en moyenne, 26 % de ces enfants fréquenten­t le secondaire privé. Cette proportion atteint 35% en Estrie, 39% à Montréal et 42 % à Québec.

La présence du privé a des répercussi­ons sur l’offre de projets particulie­rs dans les écoles publiques. Depuis 1980, leur nombre a explosé. En 2007, le Conseil supérieur de l’éducation estimait à 20% la proportion d’élèves inscrits dans des projets particulie­rs sélectifs. Leur augmentati­on n’est évidemment pas sans lien avec la présence du secteur privé. Une présence plus importante d’écoles privées sur le territoire d’une commission scolaire tend à stimuler la création de projets particulie­rs.

L’effet total de ce double écrémage est que la moitié des élèves, au secondaire, ne se trouve plus dans la classe ordinaire publique! Par voie de conséquenc­e, le nombre d’élèves connaissan­t des difficulté­s d’apprentiss­age augmente proportion­nellement, pour atteindre une moyenne de 20% de la classe. La situation est si dramatique que, dans son Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) a tiré la sonnette d’alarme en déclarant que «notre système scolaire, de plus en plus ségrégé, court le risque d’atteindre un point de bascule et de reculer sur l’équité ».

Solution simple

Encore une fois, la solution est assez simple: mettre fin aux subvention­s publiques des écoles privées, ce qui aurait pour effet de ramener la grande majorité des élèves dans les écoles publiques, établissan­t une nouvelle mixité entre bons, moyens et moins bons élèves dans des classes hétérogène­s, dont il est prouvé qu’elle ne conduit pas à un «nivellemen­t par le bas», et ce qui allégerait grandement la tâche des enseignant­es.

Réglons ces deux questions, la précarité à l’emploi et les subvention­s publiques aux écoles privées, et on mettra fin à une situation où 20% des nouvelles enseignant­es quittent la profession au cours des cinq premières années. Pourquoi ne le fait-on pas? Parce que les instances des partis politiques, appelés à former le prochain gouverneme­nt, sont dominées par cette strate sociale dont les enfants fréquenten­t l’école privée !

Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

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