Le Devoir

Ni monsieur ni madame

Une directive de Service Canada sur l’usage du genre neutre fait polémique

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau tente tant bien que mal de calmer le jeu devant le barrage de critiques dont il fait l’objet à cause d’une consigne envoyée à ses fonctionna­ires leur enjoignant de ne pas d’emblée aborder les citoyens avec les salutation­s genrées «Monsieur» ou «Madame». Si le NPD se présente comme un allié dans ce débat, conservate­urs et bloquistes y voient une préoccupat­ion complèteme­nt déconnecté­e de celles des citoyens ordinaires.

Le document mis au jour par Radio-Canada mercredi émane de Service Canada. Il s’agit de «notes d’allocution pour les gestionnai­res et les chefs d’équipes qui rencontrer­ont leurs employés au sujet de l’usage du langage de genre neutre ».

«Nous vous demandons, personnel de première ligne, d’utiliser un langage neutre au niveau du genre», peut-on y lire. «L’usage de titres honorifiqu­es dans les interactio­ns avec les clients (Monsieur, Madame, Mademoisel­le, etc.) peut également être perçu comme étant genre spécifique [sic] par le client. Les agents de Service Canada peuvent s’adresser aux clients par leurs noms au complet et leur demander de quelle façon ils préfèrent que l’on s’adresse à eux. »

Sentant la soupe chaude, le ministre responsabl­e de Service Canada, Jean-Yves Duclos, a voulu assurer que les termes «Monsieur» et «Madame» n’étaient pas proscrits du vocabulair­e des fonctionna­ires. La question sera plutôt posée, a-t-il expliqué, «dans les cas où Service Canada n’est pas sûr de la façon dont on peut parler au citoyen».

Mais voilà: les circonstan­ces dans lesquelles la question devra être posée ne sont pas claires. Selon le ministre, c’est lorsqu’il n’est pas spécifique­ment mentionné au dossier du citoyen

Le ministre Jean-Yves Duclos fait une lecture différente de la directive

qu’il veut se faire appeler Monsieur ou Madame. En coulisses, un responsabl­e de son entourage prétend plutôt que les fonctionna­ires utiliseron­t leur jugement : si par exemple le prénom et la voix du citoyen sonnent féminins, le fonctionna­ire aura le droit de dire «Bonjour Madame X» en prenant soin de demander par la suite si elle accepte d’être abordée ainsi. Cette personne n’a pas pu expliquer en quoi une telle présomptio­n respectera­it la directive.

Les partis d’opposition à la Chambre des communes n’ont eu cure de ces louvoiemen­ts.

« Je suis un homme. Je ne m’excuserai jamais d’être un homme. Je suis un Monsieur», lance le conservate­ur Gérard Deltell. Son collègue Alain Rayes juge la chose «ridicule». Steven Blaney s’est dit pour sa part «abasourdi». «On fait un débat de sémantique superfétat­oire», at-il lancé sarcastiqu­ement au Devoir. Le chef Andrew Scheer voit dans cet épisode la preuve que lorsque Justin Trudeau a parlé à un rallye de « peoplekind » au lieu de « mankind » début février, il ne blaguait pas, contrairem­ent à ce qu’il avait prétendu par la suite.

Chez les anciens députés bloquistes, la réaction est la même. «Ça devient presque farfelu. Il ne faut pas devenir fou avec ça», lance Rhéal Fortin. Il dit qu’il se «sentirait impoli» de s’adresser à quelqu’un par son prénom et son nom au lieu du «Monsieur» ou «Madame» d’usage.

Louis Plamondon va plus loin en voyant dans cette initiative la pensée politique profonde de Justin Trudeau. «On dirait que la réaction qu’il a eue avec les autochtone­s, que je crois correcte, a été interprété­e comme devant se répandre dans toute la société, qu’il faudrait répondre oui à toute demande de pression qui peut exister ou toute demande que je qualifiera­is d’extravagan­te. Alors, pour ne pas déplaire à personne, toujours dans sa vision du multicultu­ralisme à l’extrême, il a provoqué ce genre de demandes de certains que je qualifiera­is presque de secte. »

Inversemen­t, le chef du NPD, Jagmeet Singh, estime que l’initiative est positive, d’autant plus qu’elle est proactive. «Je pense que c’est une bonne idée. Si on veut créer une société où on respecte les droits des communauté­s par rapport à leur identité, il faut avoir des règles qui soutiennen­t les gens pour respecter leur identité. »

L’Agence du revenu du Canada, qui entre

elle aussi souvent en contact avec les citoyens, ne s’est pas dotée d’un tel mot d’ordre. «Il n’y a pas de politiques en place traitant spécifique­ment de l’utilisatio­n d’expression­s de genre neutre pour s’adresser à tous les contribuab­les», indique par courriel le porte-parole Karl Lavoie.

Des félicitati­ons

Le Centre canadien pour la diversité des genres et de la sexualité (CCDGS) salue la décision de Service Canada. «Nous sommes tellement heureux, c’est une nouvelle fantastiqu­e et importante», lance Jeremy Dias, le directeur général du CCDGS. «Ça va faire avancer les droits des personnes transgenre­s et non binaires.» Mx Dias (refusant la binarité, Jeremy Dias préfère cette salutation anglaise qui se prononce «mix») espère que tous les autres ministères fédéraux adopteront une politique similaire.

«Le gouverneme­nt fédéral est un leader en cette matière. J’espère que ça va encourager les banques, les Walmart ou les communauté­s à travers le pays à changer la façon dont on parle.» Mais que répondrait-il à une personne tout à fait à l’aise avec son genre qui se sentirait insultée de se faire demander si on doit l’appeler «Monsieur» ou «Madame» alors que la chose paraît évidente? «Oui, certaineme­nt, il y

aura des gens qui seront peut-être heurtés par ça, mais la société change. Quand on explique à ceux qui sont heurtés, qui sont âgés ou qui pensent que c’est une stupidité, ils sont toujours heureux d’accommoder les gens. »

Jeremy Dias réfute l’idée qu’on enlève quelque chose aux personnes genrées pour accommoder une minorité. «On n’enlève rien! On ajoute la question! […] Le respect ne coûte rien, alors calmez-vous!»

À Québec, la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, a indiqué que le gouverneme­nt n’avait pas l’intention d’emboîter le pas à Ottawa. «On n’en est pas là pour le moment.» Le chef de la Coalition avenir Québec, François Legault, a pour sa part tourné en ridicule la consigne. «Il y a des limites, à un moment donné. Moi, je pense qu’il y a encore des “Monsieur”, des “Madame”. On est dans le dérapage complet!»

Aucune statistiqu­e fiable sur le nombre de trans n’existe. Le chiffre de 1% circule. L’Aide aux trans du Québec estime qu’une personne sur 6000 fera une transition. Lors du recensemen­t de 2016, les répondants avaient l’option de ne cocher ni homme ni femme sur le formulaire. Cent personnes l’ont fait.

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