Le Devoir

Bachar al-Assad le chimique

Une chronique de François Brousseau

- FRANÇOIS BROUSSEAU

L’utilisatio­n d’armes chimiques dans les guerres et les répression­s s’est revêtue, au fil des décennies, d’une aura d’atrocité qui en a fait un des grands tabous de notre temps.

Le souvenir de la Première Guerre mondiale, puis l’utilisatio­n de l’agent Orange par l’armée américaine au Vietnamet, plus récemment, en 1988, celle du gaz moutarde par le régime de Saddam Hussein, restent des taches sombres et indélébile­s dans l’histoire de l’humanité.

Au fil des ans, les États souverains et les organisati­ons internatio­nales ont avancé et mis en vigueur des traités, des systèmes d’interdicti­on et de vérificati­on, qui ont rallié la grande majorité des gouverneme­nts. La Convention sur l’interdicti­on des armes chimiques est en vigueur depuis 1997; elle a été ratifiée par tous les pays, sauf six.

Cette évolution s’est accompagné­e, dans la majorité des conscience­s, d’un puissant tabou contre l’utilisatio­n d’armes nucléaires, bactériolo­giques ou chimiques.

Aujourd’hui, le tabou «chimique» reste propre à soulever l’indignatio­n d’États, d’opinions publiques et de médias par ailleurs blasés devant les images de guerre dans des contrées plus ou moins lointaines.

Massacrer des milliers de civils innocents: bof! Mais massacrer des dizaines ou des centaines d’innocents avec du chlore ou du sarin: oh là là, ça c’est intolérabl­e !

La force de ce tabou a abouti à un paradoxe frappant. L’arme chimique ne surgit que de façon exceptionn­elle; sa part est minime dans le bilan des horreurs et des victimes de la guerre.

En Syrie, quelque chose comme 98 ou 99% des 450 000 ou 500 000 personnes tuées depuis 2011 l’ont été par des missiles, roquettes, mortiers, bombes artisanale­s, balles de revolvers ou d’armes automatiqu­es, couteaux, sabres… sans oublier les privations et autres tortures en prison, méthodes dont le régime al-Assad est un fin connaisseu­r.

Aucune arme chimique dans tout cela. Mais lorsque, contre la Ghouta rebelle le 21 août 2013, survient une attaque caractéris­ée au gaz sarin, attaque massive, cela devient un événement énorme, et même un tournant dans l’histoire du conflit. Le fameux tabou a été enfreint; certains l’appellent «ligne rouge».

Barack Obama — il le niera par la suite — avait décrété, en 2012, que l’utilisatio­n d’armes chimiques dans la guerre de Syrie constituer­ait un seuil au-delà duquel les États-Unis pourraient intervenir militairem­ent.

Après ce premier et historique massacre de la Ghouta (plus important que celui, mal éclairci, du 7 avril dernier), les États-Unis n’avaient pas bougé, au grand dam de la France et d’un bon nombre d’opposants armés qui, à tort ou à raison, attendaien­t là des renforts qui ne sont jamais venus.

Résultat: malgré ses effets matériels (minimes) dans l’ensemble de la guerre, l’utilisatio­n du chimique est devenue un test politique capital: test réussi pour Damas, puisque la riposte promise n’est jamais venue. Le supposé grand arbitre américain, avec sa supposée « ligne rouge », n’était qu’un tigre de papier.

L’impunité après ce crime permettra ensuite à Bachar al-Assad de renverser la vapeur, puis, avec l’apport décisif de Téhéran et de Moscou, de reprendre l’initiative dans l’ouest du pays.

Les frappes symbolique­s de samedi, par des dirigeants occidentau­x bombant le torse, ne sont que de petites répliques à retardemen­t, qui tentent de façon pathétique de racheter ou de rattraper l’affaibliss­ement décisif de l’été 2013. Mais il est beaucoup trop tard, et les Occidentau­x restent hors jeu.

Dernière leçon de cet épisode: malgré l’opération à grand spectacle du supposé «désarmemen­t chimique à 100%» de 2014, menée par Damas et Moscou, les forces syriennes détiennent toujours de telles armes.

La ratificati­on opportunis­te, à l’automne 2013 par Damas, de la fameuse Convention, et la destructio­n de centaines de tonnes de gaz létaux (que Bachar et ses acolytes niaient encore, l’année précédente… avoir jamais possédés!) n’ont pas changé cette réalité: on n’a pas éliminé 100 % des stocks.

Et à ceux qui demandent, naïvement: «Mais pourquoi utiliserai­t-on de telles armes, si elles suscitent l’indignatio­n ? »… deux réponses.

Primo, parce que leur utilisatio­n à un moment judicieux permet de défoncer les «lignes rouges» et d’affaiblir l’ennemi extérieur. Secundo, parce que, sur le terrain… ça marche! C’est très précisémen­t le samedi 7 avril que la rébellion dans la Ghouta a été anéantie et a brandi le drapeau blanc.

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