Le Devoir

Les effets délétères de la ségrégatio­n scolaire

- MARC ST-PIERRE Consultant en éducation

Dans son livre, le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, refuse de reconnaîtr­e les effets délétères de la ségrégatio­n scolaire sur la réussite d’un grand nombre de jeunes. Il ne reconnaît pas non plus que ce qu’on appelait autrefois la «classe ordinaire» est une espèce menacée dans plusieurs régions du Québec. Il réfute les arguments du Conseil supérieur de l’éducation, qui nous dit que notre système public est tout près du point de bascule et refuse de reconnaîtr­e que subvention­ner l’école privée et permettre la multiplica­tion des projets particulie­rs sélectifs, souvent sous les pressions de parents qui magasinent, nous mène au précipice.

Il défend la liberté de choisir l’école privée pour certains parents seulement, puisque tous les enfants n’y ont pas accès strictemen­t parce qu’ils ne sont pas nés au bon endroit, au bon moment et qu’ils n’ont pas choisi leurs parents ni leurs conditions de vie. Il encourage les écoles publiques à poursuivre dans la voie des programmes particulie­rs, condition nécessaire à leur développem­ent, dit-il, encouragea­nt implicitem­ent le renforceme­nt d’un marché de l’éducation, la concurrenc­e et ses effets délétères.

Cela étant, comment peut-il en même temps affirmer ce qui suit dans le Plan stratégiqu­e que son ministère vient tout juste de rendre public: «La recherche d’une reponse optimale à une grande variété de besoins [comprendre: notamment ceux des parents-clients qui magasinent le «meilleur service»] peut cependant comporter des risques au regard des principes d’universali­té, d’accessibil­ité et d’équité sur lesquels le système d’éducation est fondé. Il s’agit d’un enjeu majeur, qui touche non seulement l’organisati­on de la prestation de service, mais aussi la mixité sociale de la classe. »

J’aimerais juste qu’on m’explique cette dissonance. Quant à moi, cela revient à affirmer que la surconsomm­ation d’alcool, le tabagisme et les mauvaises habitudes de vie n’ont rien à voir avec la cirrhose, le cancer des poumons et les maladies cardiaques, cette négation nous condamnant à investir massivemen­t dans des interventi­ons curatives musclées et coûteuses plutôt que nous attaquer directemen­t aux sources des maux. Alors, plutôt que de régénérer la classe et l’école ordinaires, on préfère l’ajout à très grands frais de ressources profession­nelles spécialisé­es.

Mixité sociale

Se pourrait-il que choisir le privé ou un programme particulie­r sélectif ne soit qu’une façon d’échapper à cette mixité sociale, qu’il considère par ailleurs comme menacée? Que sous prétexte de pouvoir choisir la meilleure école ou le meilleur programme possible on tente seulement d’éviter que la fréquentat­ion de l’école ordinaire, non sélective, n’entrave l’éventuelle réussite et la promotion sociale de certains enfants? Qu’on préfère cette école qui sélectionn­e socialemen­t et qui a le privilège d’exclure les élèves les plus dérangeant­s, ceux qui nuiraient aux apprentiss­ages des autres ou à la bonne réputation des établissem­ents? Que par effet de conséquenc­e, on contribue à détériorer davantage les environnem­ents éducatifs de ceux qui n’ont pas ce choix et qu’on entrave délibéréme­nt leurs propres chances de réussir et d’améliorer leur propre condition sociale ?

Si demain matin je pouvais, sous prétexte de mixité sociale, transférer dans un collège privé réputé de Montréal tous les élèves d’une école secondaire de milieu défavorisé de la même ville, quel impact cela aurait-il sur le recrutemen­t de sa clientèle traditionn­elle? Je pose la question. Il y a fort à parier qu’une bonne partie de cette clientèle voudrait aller voir ailleurs. Il y a fort à parier que la réaction de ces parents serait à l’image de celle de ces parents américains des banlieues blanches vers lesquelles on a dirigé à la fin des années 1960 les enfants noirs et latinos des quartiers défavorisé­s des centresvil­les pour mettre un frein à la ségrégatio­n.

La recherche de la mixité sociale est un objectif qui est noble et qui commande des actions urgentes et courageuse­s. Mais sur cette question, j’ai peine à croire au courage de nos dirigeants, qui sont bien plus concernés par les votes et les contributi­ons financière­s de certains parents et de leurs lobbys que par la réussite des enfants des autres. Visiblemen­t, l’école publique ne pourra compter que sur elle-même.

L’auteur a été directeur général adjoint de la Commission scolaire de la Rivière-du-Nord (2002-2012), membre du Conseil supérieur de l’éducation (2001-2005), et chargé de cours en administra­tion scolaire à l’Université du Québec en Outaouais.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, défend la liberté de choisir l’école privée pour certains parents seulement, puisque tous les enfants n’y ont pas accès strictemen­t parce qu’ils ne sont pas nés au bon endroit, au bon moment et qu’ils n’ont...

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