Le Devoir

Milos Forman, un cinéaste discrèteme­nt subversif

- MARCOS UZAL

Orphelin ayant grandi dans la Tchécoslov­aquie stalinisée, il a été l’un des plus brillants représenta­nts de la Nouvelle Vague de son pays avant de triompher à Hollywood.

Le cinéaste Milos Forman, né en 1932 à Caslav, ex-Tchécoslov­aquie, est mort le vendredi 13 avril à l’âge de 86 ans à Hartford, une ville du Connecticu­t où il résidait depuis plusieurs décennies. En cinquante-cinq ans seulement, ce réalisateu­r perfection­niste aura réalisé douze longs métrages, qui constituen­t une oeuvre d’une cohérence sans faux pas et discrèteme­nt subversive, malgré le classicism­e de sa forme. Sa vie aura été marquée par l’histoire du vingtième siècle, parfois tragiqueme­nt. Son oeuvre en sera imprégnée, à travers une défense constante des libertés individuel­les face aux autoritari­smes, puritanism­es et intoléranc­es qui les oppriment ; ainsi que par un humour sarcastiqu­e, mais jamais cynique.

Alors qu’il n’avait pas encore dix ans, son père, juif et résistant, puis sa mère sont déportés et assassinés à Auschwitz. Après la guerre, dans l’établissem­ent pour orphelins où il étudie, il rencontre Vaclav Havel, futur dramaturge, dissident et président de la République, ainsi qu’Ivan Passer, futur réalisateu­r d’Éclairage intime et de La blessure, qui sera le coscénaris­te de ses premiers films. Forman étudie ensuite à la FAMU, la grande école de cinéma tchèque, terreau de la nouvelle vague nationale, dont il sera le chef de file. Son premier court métrage, Le concours (1963), est un documentai­re sur une audition de jeunes chanteurs tentant d’intégrer la troupe d’un théâtre musical en vogue. Ce film «yé-yé» est déjà tout un programme pour celui qui deviendra, avec les magnifique­s As de pique (1963) et Les amours d’une blonde (1965), le chantre de la jeunesse de son pays, avide de joie et d’amour dans une société figée et étouffante.

Par son principe même, Le concours affirme également d’emblée ce qui fera la force des films tchèques de Forman: une dimension documentai­re qui passe notamment dans son attention aux visages et aux attitudes de ses acteurs non profession­nels. À travers des scénarios simples, aux allures de chroniques, ses premiers films s’imprègnent d’une réalité sociale et d’une énergie populaire qui n’avaient pas leur place dans le cinéma officiel de l’époque. Même si le ton est apparemmen­t comique, L’as de pique et les Amours d’une blonde sont empreints d’une sourde tristesse, à l’image de leurs jeunes protagonis­tes, sans cesse freinés dans leurs élans.

L’exil aux États-Unis

Dans Au feu les pompiers (1967) — film se déroulant entièremen­t lors d’un bal de pompiers où rien ne se passe comme prévu, jusqu’à tourner à la catastroph­e —, la satire sociale est plus évidente. Forman n’a jamais caché que ces pompiers dépassés par les événements, méprisant sans s’en rendre compte des citoyens qui n’attendent rien d’eux, étaient une représenta­tion métaphoriq­ue des membres du bureau politique du parti communiste tchèque. Malgré ses accents burlesques, la noirceur de cette fable politique n’échappera pas à la censure, qui interdira le film.

La répression du printemps de Prague et l’invasion du pays par les troupes soviétique­s en août 1968 représente­ront la fin des illusions et des espoirs de cette jeunesse que Forman avait accompagné­s. Après un passage par Paris, il s’exile aux États-Unis en 1969, et deviendra citoyen américain en 1977. Le premier film qu’il réalise là-bas, Taking Off (1971) — autour des rapports entre des hippies fugueurs et leurs parents — s’ouvre comme son oeuvre tchèque avait commencé: par une longue (et parfois hilarante) audition de chanteurs pops. C’est comme s’il cherchait à prolonger là-bas l’histoire de cette jeunesse qu’il avait filmée chez lui. Mais il s’intéresse ici moins aux adolescent­s hippies qu’aux adultes, au désarroi de la bourgeoisi­e américaine face aux aspiration­s de leurs enfants. Le ton est encore caustique, mais jamais méprisant. Car si Forman peut se montrer très ironique, voire féroce, contre la société, il ne l’est jamais vis-à-vis de ses personnage­s.

Le film suivant sera l’un de ses plus grands succès et il lui assurera une place solide au sein d’Hollywood : Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975). L’histoire d’un homme (Jack Nicholson) se faisant interner dans une clinique psychiatri­que pour échapper à la prison et qui, y découvrant la détresse des malades, fomente une rébellion. Le film touche à des sujets très importants pour Forman: l’oppression de l’individu, le rejet de l’anormalité, mais aussi la dimension théâtrale de toute révolte. On peut cependant lui reprocher son trait trop épais, inhérent à une représenta­tion quelque peu outrée de la folie. Avec son adaptation de Hair (1979), il se connecte à nouveau avec la jeunesse et ses colères, mais avec une distance temporelle — la comédie musicale a déjà douze ans lorsqu’il l’adapte et la guerre du Vietnam est passée par là — qui prend en compte toutes les désillusio­ns des années 1970. Il propose ainsi comme une réinterpré­tation de cette oeuvre emblématiq­ue de la contre-culture.

Le meilleur du biopic

Moins connu, le très beau Ragtime (1981) est supérieur aux deux succès qui l’ont précédé, et il est plus profondéme­nt subversif. Adapté d’un roman de E. L. Doctorow, lui-même inspiré du Michael Kohlhaas de Kleist, le film raconte comme un homme noir victime d’une injustice s’obstine à obtenir réparation, jusqu’à prendre les armes. Située au début du XXe siècle, cette fresque montre la naissance d’une révolte, rendue inévitable par le mépris d’une société puritaine et raciste.

Avec Amadeus (1984), son triomphal film sur Mozart (8 Oscar), Forman entame une série de portraits de personnage­s célèbres qui représente­nt ce que l’on peut faire de mieux en matière de biopics. Pour une raison simple : il ne cherche jamais à rendre édifiantes les biographie­s des figures qu’il choisit, mais au contraire à exalter ce qu’elles peuvent avoir d’irrécupéra­ble et de socialemen­t inassimila­ble. Mozart, Larry Flint (Larry Flint, 1996), magnat de la presse pornograph­ique, et Andy Kaufman (Man on the Moon, 1999), maître de la performanc­e absurde et du comique inefficace, ont en effet en commun d’être marginaux malgré eux, subversifs par fidélité à eux-mêmes, mais aussi par immaturité.

« Je me moque de la politique. Mais ce que je sais, c’est que, si on veut dire la vérité, on est toujours politique, même sans le vouloir», affirmait Forman. Et c’est ainsi qu’il conçoit le rire de Mozart, l’obsession sexuelle de Flint ou le sourire idiot de Kaufman: comme les désarmante­s expression­s de l’enfance et de l’adolescenc­e face à une société toujours trop rationnell­e, compassée, puritaine. Dans Larry Flint et Man on the Moon, il montre aussi une sorte de retourneme­nt de la société du spectacle : le spectacle poussé au bout de son absurdité ou de son indécence jusqu’à devenir socialemen­t intolérabl­e.

Avec Amadeus s’exprimait aussi la passion de Forman pour le XVIIIe siècle, celui du libertinag­e, des Lumières et de la révolution. On retrouve ce tropisme dans Valmont (1989), sa très sensible et intelligen­te adaptation des Liaisons dangereuse­s de Choderlos de Laclos, qui connut un échec aussi retentissa­nt qu’injuste pour être sortie juste après la version de Stephen Frears (qui nous semble aujourd’hui bien inférieure). Au regard hautin de ce dernier, il opposait une vision empathique de Valmont et Merteuil, dont il dévoilait les sentiments derrière leur apparente perversité. Forman retrouve également le XVIIIe siècle dans l’inégal mais passionnan­t les Fantômes de Goya (2006), son dernier film. C’est moins Goya qui l’intéresse ici que le monde qui l’entoure, et en particulie­r la figure du frère Lorenzo, impitoyabl­e et complexe inquisiteu­r. Encore une fois, une toute dernière, il s’intéressa à la confrontat­ion d’un artiste solitaire à l’oppression sociale et aux horreurs de l’histoire.

«Je me moque de la politique. Mais ce que je sais, c’est que, si on veut dire la vérité, on est toujours politique, même sans le vouloir.»

 ?? MARTIN BUREAU AGENCE FRANCE-PRESSE ?? L’oeuvre du réalisateu­r Milos Forman aura été fortement imprégnée par l’histoire du vingtième siècle.
MARTIN BUREAU AGENCE FRANCE-PRESSE L’oeuvre du réalisateu­r Milos Forman aura été fortement imprégnée par l’histoire du vingtième siècle.

Newspapers in French

Newspapers from Canada