Le Devoir

Faits pour s’entendre ?

- GUY TAILLEFER

Si « historique » que fût la poignée de main, il reste que le sommet de Singapour entre Donald Trump et Kim Jongun n’a débouché sur rien de précis. Un exercice de diplomatie spectacle qui, pour extraordin­aire qu’il fût, aura surtout mis en exergue l’étonnant empresseme­nt d’un président américain à se faire voir en compagnie du chef d’État de l’un des régimes les plus oppressifs de la planète — et à le faire dans l’immédiate foulée d’un autre sommet, celui du G7 à La Malbaie, où M. Trump aura pris un malin plaisir à rompre les ponts avec ses principaux alliés occidentau­x, à commencer par le canadien.

Non pas que M. Trump soit le premier chef d’État d’une démocratie occidental­e à s’accommoder d’une dictature. Tant s’en faut.

Il n’en est pas moins important de signaler que la dynastie des Kim a dirigé la Corée du Nord avec une brutalité extrême et que son plus récent empereur, arrivé au pouvoir en 2011, n’y fait pas exception. C’est ainsi qu’en 2014, un rapport de l’ONU décrivait les formes que prenaient en ce pays les violations des droits de la personne : « exterminat­ion, meurtre, esclavage, torture, emprisonne­ment, viol, avortement forcé et autres violences sexuelles, persécutio­ns politiques, religieuse­s, raciales et de genre, déplacemen­ts forcés de population­s et actes inhumains consistant à provoquer sciemment la famine ».

Autant de crimes qui n’auront sûrement pas été au centre des discussion­s à Singapour.

À nouveau, le jeune Kim a réussi à s’afficher en maître du jeu, se présentant à la face du monde en compagnie de M. Trump, qui lui a offert une belle tribune. C’est un sommet qui le légitime un peu plus encore sur la scène internatio­nale, mais alors que sur l’enjeu du nucléaire, pourtant, sa promesse de « dénucléari­sation complète de la péninsule coréenne » — qu’il a maintes fois faite depuis 1992 — est demeurée un engagement vague.

En contrepart­ie, les États-Unis ont passé sous silence dans la « déclaratio­n commune » des deux présidents l’exigence pourtant mille fois martelée par Washington d’une dénucléari­sation « complète, vérifiable et irréversib­le » de la Corée du Nord. Il n’est question dans cette déclaratio­n ni de calendrier de désarmemen­t ni de vérificati­ons indépendan­tes des sites. Sans compter que M. Trump a fait à Pyongyang une concession jugée majeure en déclarant qu’il mettrait fin aux manoeuvres militaires communes avec la Corée du Sud.

C’est un sommet qui, sur le fond, n’ajoute rien de tangible à la rencontre, elle aussi « historique », qu’ont eue fin avril Kim Jong-un et le président sud-coréen, Moon Jae-in, à la frontière des deux Corées. Sinon une petite brique à l’espoir que ces rapprochem­ents finiront par s’ouvrir sur une dynamique durable d’apaisement.

Car la minceur des résultats de ce sommet ne veut pas dire qu’il est sans promesses. Après tout, l’été dernier, ces deux hommes s’insultaien­t en se menaçant de conflagrat­ion nucléaire. Au reste, le sommet ne s’est pas terminé sur une impasse. Des pourparler­s diplomatiq­ues préliminai­res pourront s’engager, dès la semaine prochaine apparemmen­t, sous l’oeil du secrétaire d’État Mike Pompeo. Entendu que le coefficien­t de dérapage est élevé et que le processus de « dénucléari­sation », si tant est qu’il aboutisse jamais, prendra au moins dix ans, selon les experts, quoiqu’en pensent les « faucons » de la Maison-Blanche.

Téléréalit­é ou nouvelle ère ? titrait le New Yorker. Allez savoir. M. Kim s’étant pour l’essentiel tenu aux mêmes ouvertures que la Corée du Nord fait depuis vingt-cinq ans, le contexte a néanmoins changé : le fait est qu’il présente les symptômes d’un homme qui tient à conclure une entente susceptibl­e de désincarcé­rer économique­ment le goulag qu’il préside. Il n’est pas anodin qu’en conférence de presse, l’homme d’affaires qu’est Donald Trump ait qualifié M. Kim de « très bon négociateu­r » et vanté la Corée du Nord pour son « potentiel touristiqu­e et immobilier ». Comme s’ils étaient faits pour s’entendre. La partie de poker pourra durer encore longtemps.

Donnée révélatric­e : Kim Jong-un a procédé tout juste avant le sommet à un important remaniemen­t des responsabi­lités à la tête de l’armée nordcoréen­ne. Un remaniemen­t en partie interprété par les experts comme la volonté de Kim de s’entourer au sein de son régime sous sanctions internatio­nales de hauts gradés moins hostiles aux États-Unis et plus ouverts à sa nouvelle stratégie de dialogue. C’est une purge qui ne ment pas.

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