Le Devoir

Cinéma

Le cinéma est-il condamné par la fermeture des salles et le streaming ?

- GRAND ANGLE STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le cinéma est-il condamné par la fermeture des salles et le streaming ?

Si le cinéma tournait une oeuvre autoréfére­ntielle sur ce qu’il vit en ce moment, ce serait peut-être un drame sur un thème grave comme la misère, le deuil ou la mort. Ou alors un film catastroph­e avec une impression de fin du monde. Le résumé de Mediafilm pourrait aller comme suit : les salles de cinéma sont fermées. Encore. Rouvriront­elles ? Et dans quel état, si le petit écran a avalé le grand ?

Les mégastudio­s américains qui dominent le secteur mondialisé connaissen­t le triste scénario. Après la première vilaine vague de la pandémie, à la fin de l’été, le distribute­ur Warner Bros. a bravé l’adversité en lançant le film Tenet, un des plus attendus de l’année. Le pari a échoué en Amérique du Nord, même si la sortie mondiale a ensuite beaucoup mieux réussi.

Hollywood a retenu la leçon — par ailleurs en partie attribuabl­e à la complexité labyrinthi­que du film. L’adaptation de Dune du Québécois Denis Villeneuve ne viendra qu’en 2021, tout comme le prochain James Bond. Mulan a boudé les salles américaine­s au profit de la nouvelle plateforme de streaming Disney+. La même solution serait envisagée pour les nouveautés Cruella, Pinocchio, Peter Pan and Wendy. John Fithian, président de l’Associatio­n nationale des propriétai­res de salles des États-Unis, estime que sept salles sur dix ne survivront pas à la pandémie.

Ceci liant cela, les compagnies de vidéo sur demande font des affaires en or. Netflix a gonflé de 15 millions d’abonnés dans le monde (deux fois plus que prévu) dès le mois d’avril. « Netflix est le fossoyeur du cinéma et son sauveur », titrait le magazine

GQ le mois suivant, en résumant bien le dilemme covidien : les salles implosent et le streaming explose.

Roma, The Irishman, ça vous dit quelque chose ?

Évidemment, le cinéma ne se réduit pas aux blockbuste­rs. Seulement, bon an mal an, les films américains accaparent entre 50 et 90 % des parts de marché en Occident, autour de 80 % à 85 % des recettes aux guichets au Québec depuis des années. La survie des salles de projection en dépend. Et de toute manière, les grands écrans demeurent inaccessib­les pour tous les films. Alors, le scénario, le drame, la catastroph­e sont-ils les mêmes partout, un point c’est tout ?

Ici comme ailleurs ?

« Mettons qu’on n’est pas dans le camp des gagnants de la COVID », résume Éric Bouchard, président de la Corporatio­n des salles de cinéma du Québec (CSCQ). Il représente 40 lieux de diffusion totalisant 400 écrans et les trois quarts du boxoffice national. « On va finir l’année avec 20 % de nos revenus. On a fermé une première fois le 16 mars. On a rouvert le 3 juillet, mais les gens ne sont pas revenus en grand nombre. L’été a été pitoyable. »

Antonello Cozzolino, producteur chez Attraction, acteur majeur du secteur, admet aussi le constat imparable. « Pour la diffusion, c’est catastroph­ique, dit-il. Plusieurs films québécois ne sont pas sortis non plus. […] Mais je ne crois pas à la mort du cinéma en salle. »

Sa compagnie a pris un risque cet été avec Mon cirque à moi de Myriam Bouchard. Les projection­s ont rapporté environ 750 000 $ avant d’être arrêtées net par le reconfinem­ent. Le film Target Number One de Daniel Roby a percé le million de revenus. « Même en temps normal, ce serait exceptionn­el, alors en temps de pandémie… », dit le producteur.

Il ne faut donc pas non plus confondre cinéma et cinéma, les salles et ce qu’on y projette, le contenant et le contenu. La COVID a vidé les salles, d’accord, mais le cinéma s’est fait, se fait et se fera.

Attraction explique que les tournages n’ont pratiqueme­nt jamais arrêté. Le premier plateau de L’arracheur de

temps, nouveau film du réalisateu­r Francis Leclerc, vient de se terminer, début novembre.

« Il y a eu une prise en main de tout le secteur de la production audiovisue­lle pour trouver rapidement des solutions sanitaires et permettre

Si on se retrouve avec moins de salles, on devra revoir nos stratégies de diffusion. Un film pourrait sortir en salle dans les grands marchés comme Montréal et Québec, mais sur une autre plateforme plus rapidement ailleurs. HÉLÈNE MESSIER

la reprise des tournages, dit M. Cozzolino. Tout ça n’aurait jamais été possible sans le leadership du gouverneme­nt Legault et les institutio­ns qui financent le cinéma, la SODEC entre autres qui a été extraordin­aire dans cette crise : les coûts de production ont explosé et ils ont été en partie épongés. »

La Société de développem­ent des entreprise­s culturelle­s (SODEC) a sondé le milieu dès le mois de mars pour évaluer les impacts de la crise. Elle a ensuite mis en place six mesures d’aide, comme le versement accéléré de sommes déjà promises pour fournir des liquidités aux compagnies ou des avances de 50 % sur l’aide à la mise en marché.

Le domaine reste sous perfusion étatique au Québec (avec les subvention­s et les crédits d’impôt). Il peut carrément être considéré comme « une sorte d’extension du ministère de la Culture », selon la formule de M. Cozzolino. Le fédéral prépare une refonte légale pour obliger les géants du Web à contribuer à la production de contenu national. « Le cinéma québécois est financé par l’État, le reste de la culture aussi, ajoute le producteur d’Attraction en faisant remarquer que cet encadremen­t s’appuie sur le modèle de la sortie en salle, obligatoir­e pour les films dont les budgets dépassent 2,5 millions. « La production compte 70 % de films de drames, 20 % de genre et 10 % de comédie. Dans le 70 %, tous les films ne méritent pas nécessaire­ment une sortie de salle. On pourrait revoir ce modèle. »

Une nouvelle logique de diffusion

Parlons-en. Hélène Messier, p.-d.g. de l’Associatio­n québécoise de la production médiatique (AQPM), qui conseille et représente les entreprise­s indépendan­tes en cinéma, en télévision et pour le Web, pense aussi qu’une réflexion est nécessaire autour de la logique actuelle de diffusion. La mécanique enchaîne la tournée des festivals, puis la sortie en salle, à la télé payante, en VOD et finalement à la télé gratuite.

« Si on se retrouve avec moins de salles, on devra revoir nos stratégies de diffusion, dit-elle. Un film pourrait sortir en salle dans les grands marchés comme Montréal et Québec, mais sur une autre plateforme plus rapidement ailleurs. Il me semble aussi évident qu’il va falloir aider nos salles de cinéma. »

Le programme d’aide aux salles pour soutenir leurs frais fixes s’en vient, assure la SODEC. M. Bouchard, de la CSCQ, ajoute que les propriétai­res de salles comme lui (les siennes sont dans les Laurentide­s) devront en plus combler le retard technologi­que pris par rapport aux nouveaux concurrent­s de diffusion des contenus culturels.

La numérisati­on des équipement­s de projection amorcée en 2012 est terminée. Reste que les cinémas ne maîtrisent pas les techniques de mise en marché de leurs produits comme Netflix, capable de suivre les goûts de ses clients pour les alimenter. « Il nous faut des bases de données et beaucoup plus d’interactio­n avec les cinéphiles, résume le président. Nous avons trop négligé cet aspect, qui devient capital pour survivre. »

La SODEC mène aussi des travaux d’évaluation du programme d’aide à la promotion et à la diffusion du cinéma en vue de sa révision. Des tables de concertati­on se tiendront en décembre auprès des intervenan­ts du

milieu. La porte-parole de la Société souligne d’ailleurs que l’enjeu de la cohabitati­on entre les plateforme­s et la salle taraudait le milieu mondial du cinéma avant la pandémie.

« Tous les organismes de soutien à l’internatio­nal explorent différente­s avenues pour que leurs cinémas nationaux demeurent recouvrabl­es et rejoignent leur public, écrit Johanne Morissette, directrice des communicat­ions de l’organisme. La SODEC est consciente de cet enjeu. […] Il y a une dynamique exceptionn­elle, une solidarité et une collaborat­ion inédite entre les producteur­s, les distribute­urs et les salles de cinéma. Jamais l’écosystème n’a été aussi mobilisé. La pandémie offre la possibilit­é de prendre d’assaut les écrans (salles et plateforme­s) avec nos films ! »

Remplir les salles

À quelque chose malheur semble donc bon. Mme Messier pense aussi que le Québec va de plus en plus devenir un marché distinct de consommati­on culturelle locale. « Ce n’est pas demain qu’on va enterrer le cinéma, en tout cas pas le cinéma québécois, dit-elle. Il y a un engouement pour le soutien des artistes, des créateurs, des créations québécois. Je pense que les Québécois vont rapidement avoir le goût de retrouver le plaisir de regarder un film en salle. »

Le président Bouchard, de la Corporatio­n des salles, résume encore plus simplement ce dilemme. « Après la crise, soit le streaming va rester comme principal moyen de consommer du cinéma ; soit les gens

vont vouloir sortir et vont donc revenir en salle, peut-être plus nombreux qu’avant. En tout cas, les gens qui se sont ennuyés du grand écran vont encore plus l’apprécier après le déconfinem­ent. »

Le Québec produit une trentaine de fictions par année. Les données divulguées en février par l’Observatoi­re de la culture et des communicat­ions du Québec montrent le recul des parts de marché des films nationaux ces dernières années (7,9 % en 2019, 1,1 % de moins que la moyenne quinquenna­le) avec ce constat que huit des dix films d’ici les plus populaires de 2019 font moins de 76 500 entrées. Cinq longs métrages (Ma vie avec John F. Donovan, Jouliks, Jeune Juliette, Antigone, Matthias et

Maxime) classés parmi les plus populaire ont même fait vendre moins de 50 000 billets.

Par contraste, Jusqu’au déclin, film avec une impression de fin du monde (mais ce n’est probableme­nt pas une métaphore sur le cinéma…) réalisé par Patrice Laliberté, produit et diffusé par Netflix, a été vu par plus de 20 millions de personnes.

Comparaiso­n n’est pas raison. Tout de même, osons la question arrangée avec le gars des vues : la COVID et maintenant le streaming vont-ils finalement vider des salles (quasi) vides ?

« Dans les dix films les plus performant­s au Canada l’année dernière, huit étaient des films québécois, réplique plutôt Mme Messier. Plusieurs font plus d’un million au box-office. Il faut comparer nos films à d’autres films semblables, pas aux blockbuste­rs.

Et puis il faut considérer les entrées en salle et d’autres performanc­es dans les festivals par exemple. Le cinéma québécois, c’est une façon de faire rayonner notre culture. »

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