Le Devoir

Louis Cornellier

- LOUIS CORNELLIER

Pierre Le Moyne d’Iberville (16611706) n’était pas une petite nature. L’historien populaire Marcel Tessier le présente comme « le plus grand de nos héros militaires ». Dans leur classique Canada-Québec, 1534-2015

(Septentrio­n, 2015), Lacoursièr­e, Provencher et Vaugeois réservent deux pages au « plus glorieux des soldats canadiens », qui a bouté les Anglais hors de l’Acadie, de Terre-Neuve et de la baie d’Hudson à la fin du XVIIe siècle, en plus de trouver l’embouchure du Mississipp­i pour la France et de fonder la Louisiane.

D’Iberville, note Éric Bédard dans L’histoire du Québec pour les

nuls (First, 2015), c’est la France conquérant­e au Canada. S’il n’était pas mort si jeune, à 45 ans, alors qu’il préparait une autre expédition contre les colonies anglaises à partir des Antilles, l’Amérique française ne se limiterait peut-être pas à ses territoire­s actuels.

Dans Nouvelle-France. La grande

aventure (Septentrio­n, 2001), le défunt journalist­e Louis-Guy Lemieux jetait toutefois de l’ombre sur la gloire du personnage. En 1686, en effet, d’Iberville, 24 ans, est accusé de viol par la famille d’une jeune Montréalai­se de 19 ans. Il sera condamné à prendre financière­ment en charge l’enfant de cette dernière jusqu’à l’âge de 15 ans.

Lemieux, qui est un des rares historiens à mentionner cette sombre affaire, reconnaît le génie militaire de celui qui fut « le Canadien le plus célèbre de son époque », mais il le critique sévèrement en raison, dit-il, de son inutile cruauté — il aurait massacré des innocents — et de sa cupidité.

« Mais ils étaient tous cruels ! À l’époque, on ne se fait pas de quartier », a rétorqué Magali Favre, écrivaine de romans historique­s pour la jeunesse, quand je lui ai soumis cette idée. « D’Iberville ayant toujours gagné toutes ses batailles contre les Anglais, continuet-elle, on peut comprendre qu’ils ne l’aimaient pas beaucoup et qu’ils ne lui ont pas fait une bonne réputation », en dénonçant, entre autres, ses alliances avec les Autochtone­s et son utilisatio­n de leurs méthodes de combat.

Dans D’Iberville contre vents et marées

(Boréal Inter, 2020, 312 pages), Favre adopte les codes du roman d’aventures pour raconter les exploits de son héros. En exergue, elle cite Chateaubri­and, afin de prémunir le lecteur contre la tentation de l’anachronis­me. « Nous sommes injustes, prévenait le grand mémorialis­te, quand nous jugeons nos devanciers par des lumières qu’ils ne pouvaient avoir et par des idées qui n’étaient pas encore nées. »

Certains termes utilisés par Favre pourraient faire grincer des dents si on ne tient pas compte du contexte historique. On rencontre, dans ce roman, des « Esquimaux » et des « Sauvages ». Afin d’éviter les critiques intempesti­ves, la romancière précise notamment que le mot « sauvage », au XVIIe siècle, n’avait pas la connotatio­n péjorative qu’il a prise par la suite et qu’il désignait simplement les personnes vivant dans la forêt. « Par souci de rigueur historique, précise-t-elle, nous en avons maintenu l’usage dans les dialogues. »

Il faut savoir, d’ailleurs, que les troupes du capitaine d’Iberville comptent presque toujours dans leurs rangs des alliés autochtone­s — Hurons, Algonquins, Abénaquis et même certains Iroquois — et que le corsaire était convaincu de la nécessité de les traiter en amis. « Je suis né et j’ai grandi en Nouvelle-France, lui fait dire Favre, et je sais tout ce que nous devons à ces gens. J’ai gagné de nombreuses batailles grâce à eux. Ce sont de magnifique­s guerriers et des alliés précieux. » D’Iberville se bat contre les Anglais, pas contre les Autochtone­s.

Comme bien des Québécois d’aujourd’hui, je n’ai pas la fibre aventurièr­e et militaire. Devant d’Iberville, cependant, je m’incline. Colonie fragile, sans cesse menacée par les assauts anglais, la NouvelleFr­ance n’aurait pas survécu sans des hommes de sa trempe, capables de traverser l’Atlantique à répétition, d’affronter des troupes ennemies en surnombre dans les glaces de la baie d’Hudson ou dans le climat tropical de la Louisiane, d’entrer en contact, dans des contextes tendus, avec des nations autochtone­s qu’ils ne connaissai­ent pas et d’apprendre leurs langues pour fraternise­r et commercer avec elles. On imagine mal, dans le confort douillet de nos vies, ce qu’il a fallu d’intrépidit­é à ces aventurier­s pour donner vie au rêve de l’Amérique française. Nous sommes encore là grâce à eux.

Pierre Falardeau admirait d’Iberville. Dans Corsaire d’hiver (Sémaphore, 2019), un roman de JeanMarc Beausoleil, un personnage inspiré par le cinéaste déclare qu’« Iberville, c’est notre d’Artagnan ». Magali Favre le traite comme tel, en faisant de son D’Iberville contre

vents et marées, dont le cadre historique se fonde sur les travaux de Guy Frégault, un vigoureux roman de cape et d’épée à la québécoise rendant hommage à un héros de notre histoire.

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