Come from Away : un antidote à la peur sur un air de gigue
J'ai pris le traversier à Port-auxBasques et j'ai quitté TerreNeuve le 16 septembre 1996. Si vous faites le calcul, le 11 septembre 2001, ça faisait pratiquement 5 ans jour pour jour que j'avais quitté la rédaction du Gaboteur. Installée dans un autre bureau à rédiger une autre publication; en ce matin fatidique, moi aussi, tout comme les personnages terre-neuviens de « Come from away », je suis rentrée au travail et j'ai allumé la radio. Et là, l'impensable nous était annoncé. Une version singulière de ces évènements est maintenant mise en scène sur Broadway, reflétant avec sensibilité ce qui peut fleurir de meilleur au milieu des décombres.
Dans « Come from away », ne cherchez pas les acrobates, les effets spéciaux, les décors ou les costumes spectaculaires. Tout à fait à l'image de cette roche escarpée: simple, vraie, droit au but. Et jamais à court de ressources... surtout lorsqu'il s'agit de ressources humaines!
L'histoire a fait le tour du monde: dès le matin du 11 septembre, l'espace aérien des États-Unis étant condamné, des centaines d'avions ont été détournés de leur destination initiale. Parmi ces vols ainsi forcés à l'exil temporaire, 38 ont atterri à l'aéroport de Gander, transportant 7000 passagers (sans compter les animaux!). Dans une ville de 9000 habitants dont l'immense piste d'atterrissage n'est plus qu'un vestige d'une époque révolue – celle où les gros porteurs devaient se ravitailler en combustible après la traversée de l'Atlantique –, la vie de tout le monde est bouleversée. Celle des Terre-Neuviens tout comme celle des étrangers, les « Come
from aways ». La pièce musicale d'abord jouée à Toronto, à Seattle, à Washington, San Diego et, bien sûr, à Gander, ne cesse d'être acclamée depuis son ouverture à New York ce printemps. La production était en nomination dans sept catégories des prestigieux Tony Awards, décernés le 11 juin dernier à New York, dont celle de la meilleure comédie musicale. Tout cela pour une histoire vraie qui s'est déroulée dans une petite ville de TerreNeuve, racontée sans fioritures. Le titre de « Best musical » a échappé à « Come from Way » mais le jury des prix Tony a honoré Christopher Ashley du prix de la meilleure direction d'une comédie musicale de l'année.
La scène se déroule à Gander, mais elle aurait aussi bien pu se dérouler à Stephenville, pour ce que j'en sais. D'ailleurs, je dois le mentionner, le personnage de Beulah joué par Astrid Van Wieren ressemble à mes yeux trait pour trait à la regrettée Diane Hawco, chez qui j'ai logé pendant mes deux années passées à Stephenville; combien de « come from away » comme moi, dont beaucoup de francophones, n'ont-ils pas été « screetchés » sous son toit?
Chez Beulah comme chez Diane, ce qui compte avant tout, ce sont les relations sans préjugés ni artifices. D'ailleurs, tous les personnages de « Come from Away » ont cette qualité d'humanité qui nous les rend spontanément familiers et sympathiques, tant dans leurs détresses que dans leur résilience.
Sur scène, une douzaine de comédiens rendent crédible la proposition de départ: un bled perdu au nord de l'Atlantique voit sa population presque doubler en quelques heures. Dans ce contexte est exposé l'esprit de générosité, de débrouillardise et d'accueil des uns, contre l'inquiétude et les tensions légitimes des autres, ce qui donne lieu à des rencontres aussi improbables qu'inoubliables. À peine cinq jours auront passé avant que la vie de chacun ne s'en trouve transformée à jamais. Par son propos, cette pièce est un antidote à la peur de l'autre, au cynisme rampant et à l'exclusion.
Et la musique! Des instruments acoustiques, des arrangements proches du rythme et des airs traditionnels des insulaires... tellement qu'on aurait parfois envie de sauter sur ses pieds et de battre des mains au son de la gigue. Huit musiciens sur scène, en arrière-plan du décor, donnent à la pièce un souffle qui oscille entre la rythmée «Welcome to the rock!» et l'air planant de «I am here». La scène du «screetch in» n'est pas en reste, soutenue par des notes de flûte, d'accordéon, de mandoline et de violon s'envolant au rythme du bodhran.
J'ai assisté à la représentation du 21 mai dernier au théâtre Gerald Schoenfeld, 45e rue, Manhattan. À côté de moi, un homme dans les 60 ou 70 ans se met à sangloter dès la deuxième scène; à l'occasion, il rit d'une blague, mais rien ne le consolera vraiment jusqu'à la toute fin. Pourtant, la pièce n'est pas triste, au contraire. Mais les évènements imbriqués dans ce scénario resteront sensibles pour très longtemps, particulièrement à New York. À la fin du spectacle cependant, l'acclamation du public qui tape des mains, debout, battant la mesure d'un air typiquement terre-neuvien ne laisse aucun doute: la troupe a réalisé un véritable tour de force en dépeignant ce qu'il y a de plus beau dans l'âme humaine à travers les pires tragédies.