Le Gaboteur

Cuisiner et jardiner en français, c’est bon pour la santé

- Aude Pidoux

Quel impact ont le jardin et la cuisine communauta­ires de l’Associatio­n communauta­ire francophon­e de Saint-Jean (ACSFJ) sur la santé des francophon­es et francophil­es de la capitale provincial­e? La question a été analysée en détail par Karine Bernard, qui a obtenu, en janvier 2018, la mention « exceptionn­el » pour sa thèse de 329 pages consacrée à ce sujet, dans le cadre de sa maîtrise en santé communauta­ire à l’Université Memorial de Saint-Jean. Vous avez réalisé la toute première étude approfondi­e de l’impact d’un jardin et cuisine communauta­ires sur la santé de francophon­es en situation minoritair­e au Canada. Comment en avez-vous eu l’idée ?

Grâce à une belle rencontre fortuite : alors que j'étais pigiste au

Gaboteur, Jacinthe Tremblay et moi-même avons pris la voiture pour aller à Grates Cove. Je voulais lui faire découvrir l'étonnant restaurant cajun-terre-neuvien établi dans cette petite communauté isolée. C'est là que nous avons rencontré par hasard Adrienne Pratt et Manon Laverrière, de l'ACFSJ. Nous avons jasé et Adrienne nous a raconté, tout excitée, son nouveau projet de jardin communauta­ire. J'ai sollicité une entrevue à ce sujet pour Le Gaboteur, qui s'est déroulée quelques jours plus tard. Pendant cette entrevue, Adrienne Pratt a exprimé son envie de savoir si ses projets de cuisine et de jardin communauta­ires procuraien­t un sentiment d'appartenan­ce. C'est là qu'a germé l'idée du projet de maîtrise.

Existe-t-il beaucoup d’autres jardins et cuisines communauta­ires francophon­es au Canada ?

C'est difficile à dire, car il faudrait contacter individuel­lement chaque associatio­n pour le savoir. Il existe beaucoup de jardins dans les écoles, mais ils n'impliquent pas toujours le reste de la communauté. Quant aux cuisines, il me semble que le concept développé par l'ACFSJ n'est pas très fréquent, car ici, le poids n'est pas mis uniquement sur l'apprentiss­age de la cuisine, mais plutôt sur l'aspect communauta­ire.

Quelles sont les motivation­s des gens qui participen­t à ces activités ?

Leurs motivation­s sont très diverses : beaucoup participen­t parce qu'ils aiment cuisiner ou jardiner, parce que ça les rattache à leur identité et parce qu'ils désirent s'impliquer dans la vie de la communauté. Le jardin et la cuisine sont aussi des espaces qui leur permettent d'affirmer leur culture, d'échanger et de discuter, ce qui est plus difficile dans le cadre d'activités sportives comme le yoga ou le badminton.

Certains parents francophon­es voient le jardin et la cuisine comme des lieux de continuité culturelle en dehors de l'école, où les enfants peuvent entendre parler français par des gens de partout dans le monde, et apprendre un vocabulair­e différent de celui de la maison ou de l'école. Pour des personnes qui vivent depuis longtemps en couple exogame et qui n'ont pas beaucoup l'occasion de parler français, c'est aussi une occasion de raviver la flamme, de se remémorer des anecdotes ou des habitudes de leur propre jeunesse. D'une manière générale, il s'agit d'un échange. Les plus âgés peuvent raconter comment ça se passait autrefois, des gens qui viennent d'ailleurs dans la francophon­ie racontent comment

on fait telle ou telle chose dans leur pays d'origine… Le jardin et la cuisine deviennent des fenêtres sur la francophon­ie mondiale.

Et quels bénéfices les participan­ts retirent-ils de ces moments de jardinage et de cuisine ?

Beaucoup de plaisir, de conviviali­té et de bien-être. Les participan­ts se sentent bien accueillis. Les francophon­es se sentent bien grâce à l'aspect culturel et linguistiq­ue de ces activités. Ils peuvent par exemple faire des gags que les autres comprennen­t. Beaucoup des personnes que j'ai interviewé­es m'ont dit qu'elles avaient du plaisir parce qu'elles pouvaient être elles-mêmes.

Pour les francophil­es qui participen­t, les motivation­s et les bénéfices sont un peu différents. Pour certains, ça leur permet de se reconnecte­r avec un héritage francophon­e oublié. Pour d'autres, c'est une forme d'engagement politique : une dame m'a notamment dit trouver important de connaître et de soutenir les francophon­es. Grâce à ces activités, elle a compris pourquoi les francophon­es avaient besoin de leur espace.

Est-ce que participer à des ateliers de cuisine ou de jardinage en anglais n’apporterai­t pas les mêmes satisfacti­ons ?

Non, parce que les francophon­es que j'ai interrogés n'y trouveraie­nt pas le même bien-être. Ici, les gens se sentent à l'aise. Certains m'ont dit : « Si j'allais dans des activités de cuisine ou de jardinage anglophone­s, je ne comprendra­is pas ce que je dois faire, je serais stressé et je serais épuisé à la fin de la journée ! » Beaucoup ne participer­aient simplement pas à ce type d'activités si elles n'étaient proposées qu'en anglais. Finalement, le plus gros bénéfice du jardin et de la cuisine communauta­ires francophon­es, c'est moins d'acquérir de nouvelles compétence­s et de bonnes habitudes de vie que d'offrir du bien-être aux participan­ts. Cela permet de briser l'isolement social, ce qui est un des déterminan­ts de la santé, comme le montrent de nombreuses études. Le jardin et la cuisine de l'ACFSJ procurent du bonheur et un sentiment d'appartenan­ce.

Vous recommande­z, dans les conclusion­s de votre thèse, de mieux prendre en compte l’aspect linguistiq­ue et culturel de la santé. Qu’entendez-vous par là ?

Il est reconnu que la culture et la langue sont des déterminan­ts de la santé, mais elles ne sont pas inclues dans la définition de la santé : la santé est généraleme­nt définie comme un bien-être physique, mental, social, voire spirituel.

En discutant de cela avec ma superviseu­re, nous avons constaté qu'on parle de référents culturels dans le domaine de la santé, mais que le terme « bien-être culturel » est très rarement utilisé. Les seules définition­s de bien-être culturel que j'ai trouvées étaient en lien avec les aborigènes et le ministère de la Culture en Nouvelle-Zélande. Or, si on ne définit pas clairement qu'il existe un bien-être strictemen­t associé à la culture et à la langue, alors ce bien-être culturel et linguistiq­ue ne sera intégré ni dans des activités, ni dans les politiques de santé.

Il est important de réaliser qu'on peut ajouter une couche de bienêtre associé à la culture et à la langue, et que mettre les mains à la pâte dans sa propre langue est positif ; pas seulement pour les francophon­es d'ailleurs, mais pour les minorités en général.

C’est une approche très large de la santé. Est-ce une tendance qui se généralise au Canada ?

Depuis une dizaine d'années, les chercheurs prennent de plus en plus en compte le facteur de la langue dans leurs recherches. Mais les études portent principale­ment sur l'accès aux soins de santé et sur les soins en euxmêmes. On remarque que les francophon­es en milieu minoritair­e sont souvent en moins bonne santé que la population majoritair­e, et que cela est dû d'une part à l'âge et aux habitudes de vie de ces population­s, et d'autre part à leur difficulté à accéder aux soins et à la qualité de ces derniers. En effet, quand on ne parvient pas à exprimer son malaise, à se faire comprendre et à comprendre ce qu'on nous dit, la qualité des soins s'en ressent.

En revanche, il est encore très peu question de bien-être. Demander « qu'est-ce qui donne du bonheur et du bien-être ? », c'est très nouveau.

Et maintenant que vous avez terminé votre maîtrise, qu’envisagez-vous pour la suite ?

Je souhaite faire rayonner le plus loin et le plus longtemps possible les résultats de ma recherche, puisque j'ai la conviction qu'ils peuvent avoir des impacts positifs sur le bien-être et la santé des population­s. Je vais donc me mettre très bientôt à l'écriture d'articles et j'espère bien participer à d'autres colloques et conférence­s.

Dans le meilleur des mondes, je souhaitera­is avoir diverses opportunit­és de contribuer au bien-être et à la santé des gens, notamment ceux vivant en situation minoritair­e. Et j'espère vraiment que mes recherches vont inspirer d'autres groupes à explorer dans une multitude de contextes ce qui procure du bien-être chez les personnes vivant en situation minoritair­e et comment cela se répercute sur leur santé.

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Photo : Courtoisie de Karine Bernard Pour Karine Bernard, la langue et la culture sont des déterminan­ts importants du bien-être et de la santé.
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Photo : Courtoisie de l'ACFSJ Jardiniers francophon­es au travail !

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