Bande sonore de notre vie
Quand le journaliste Félix Séguin a appris le décès de Leonard Cohen, jeudi soir, il a sauté dans son auto et il a roulé pendant deux heures en écoutant les chansons de son idole.
«Il était la bande-son de ma vie», m’a-t-il dit le lendemain matin, devant la maison de Cohen, pendant qu’une poignée de fans se recueillaient en écoutant Dance Me to the End of Love devant un autel de fortune.
Le vent soulevait les feuilles mortes dans le parc du Portugal.
L’hiver profitait de la peine causée par le départ du chanteur pour s’installer à l’improviste, sur le bout des pieds.
«Well, I stepped into an avalanche / It covered up my soul…»
REFLETS DANS UN MIROIR
Le soir même, ma fille cadette a profité du fait qu’elle avait passé l’aprèsmidi chez un ami qui habite tout près de chez moi pour venir me dire bonjour.
«Tu peux me conduire chez un ami dans une heure? me demande-t-elle en se maquillant dans la salle de bains. J’ai un party ce soir. – Oui, bien sûr, pas de problème.» Pendant qu’elle applique soigneusement son fond de teint devant le miroir, je la regarde par la porte entrouverte.
Ma fille, ma petite fille est maintenant une femme et elle se maquille pour se faire toute belle.
Je vais dans la cuisine me verser un apéro.
J’aperçois mon visage dans le reflet de la porte du frigo.
J’ai perdu des cheveux. J’ai les yeux cernés. J’ai pris du poids. Il faut vraiment que je commence à faire de l’exercice.
Tower of Song de Leonard Cohen joue à la radio.
«Well, my friends are gone and my hair is gray / I ache in the places where I used to play / I’m paying my rent every day…»
Ma fille de 17 ans se met du fard sur les joues en sifflant, insouciante.
C’est vendredi soir et elle a toute la nuit – et toute la vie – devant elle. Je la revois toute petite, dormant dans mes bras.
«I see you standing on the other side / I don’t know how the river got so wide…»
CLOSING TIME
Félix Séguin m’a dit que chaque soir, depuis des années, il fait jouer des chansons de Leonard Cohen pour endormir ses enfants.
Moi, je me souviens d’avoir chanté à tue-tête So Long Marianne quand j’avais l’âge de ma fille et que je sortais dans des bars où je n’avais pas le droit d’entrer.
Et cette semaine, en regardant CNN, des paroles de Democracy m’ont trotté dans la tête.
«I’m sentimental, if you know what I mean / I love the country but I can’t stand the scene / And I’m neither left or right / I’m just staying home tonight / Getting lost in that hopeless little screen…»
Je vais conduire ma fille. Je la salue et lui souhaite bonne soirée alors qu’elle ferme la portière et me tourne le dos.
Ce week-end, avec des amis, j’ai célébré l’anniversaire de ma femme. Un an de plus. Le temps passe trop vite. Leonard a déjà été beau et jeune. Il est mort.
«I’m leaving the table / I’m out of the game.»