La guerre de la tomate
Une fois qu’on a lu ce livre-enquête, on ne peut plus vraiment dire que l’affaire est ketchup. Au contraire, on comprend que les tomates locales ont bien meilleur goût. Ça adonne bien, car les marchés publics débordent actuellement de tomates gorgées de soleil, qu’on appelle « tomates des champs », en opposition aux tomates de serre, qui nous viennent bien souvent de l’extérieur.
Qui aurait cru que ce légume ou fruit, originaire de l’Amérique du Sud et du Mexique et introduit en Europe par les colonisateurs espagnols au 16e siècle, donnerait lieu à des enchères, des tractations louches et illégales et des spéculations de toutes sortes comme s’il s’agissait de l’or noir, alors qu’il s’agit d’une vulgaire tomate qui se transforme, sans trop qu’on sache pourquoi, en or rouge quelque part entre l’Italie et la Chine ? L’« agromafia » est née, entre autres, autour de la tomate, générant des profits de plusieurs milliards de dollars.
L’AFFAIRE EST KETCHUP
En fait, c’est la faute au ketchup et à son inventeur, Henry John Heinz, antisyndicaliste notoire. Il inventa, autour de 1869, le paternalisme, le travail à la chaîne — bien avant Henry Ford — et aussi le Ketchup ! « En 1905, Heinz vendait un million de bouteilles de ketchup ; deux ans plus tard, douze millions. » Il devint rapidement le plus gros acheteur de concentré de tomate.
L’histoire se déplace en Chine. On est à la fin des années 1970, la Chine est en pleine réforme économique et un général de l’armée chinoise a ciblé la tomate italienne. On se demande pourquoi, puisque la population chinoise n’en consomme presque pas. On achète alors les premiers équipements et le savoir-faire qui vient avec, à Parme, en Italie. D’immenses plantations de tomates voient le jour, au nord-ouest de la Chine, et la maind’oeuvre est assurée surtout par des femmes, et aussi des enfants, à qui on paie des salaires de misère. La Chine va bientôt devenir le premier producteur et exportateur de concentré de tomate au monde, approvisionnant les plus grandes multinationales de l’agroalimentaire comme Unilever, Kraft, Heinz, Nestlé, Campbell Soup, etc. Elle achètera même un joyau du patrimoine français, la compagnie Le Cabanon, « la principale usine de sauce tomate française ».
UNE AFFAIRE INTERNATIONALE
Après cette transaction avec Le Cabanon, la multinationale chinoise laissera tomber la production locale de tomates pour utiliser exclusivement le concentré chinois. Disons que ça change radicalement la vocation d’une région. « Les producteurs locaux durent se reconvertir », mais on continua néanmoins d’utiliser l’étiquette « made in France », même si la matière première avait changé d’origine.
Le même procédé se produisit en Italie, hier la Mecque de la sauce tomate. Les petites boîtes de concentré et les tubes de triple concentré portant les couleurs de l’Italie, qu’on retrouve dans tous les supermarchés sur tous les continents, n’ont pourtant plus grand-chose à voir avec l’Italie et beaucoup à voir avec la filière chinoise. En fait, le concentré chinois est « transformé » en Italie, pour satisfaire aux tarifs douaniers, puis exporté. Mais le plus grave, c’est que cette « transformation » est des plus douteuses. Les groupes mafieux ne se soucient guère de la qualité du produit. Pour allonger la sauce, faire du triple concentré un double concentré, on ajoute toutes sortes d’ingrédients : de la fibre de soja, de l’amidon, du dextrose et des colorants, même si, sur l’étiquette de la boîte ou du tube, on lira : « Ingrédients : tomates, sel ». Même chose pour le jus de tomate. Pourtant, cette entreprise recevra ses certifications ISO pour le marché national et l’exportation.
Aujourd’hui, ce magnat chinois a déménagé ses pénates au Ghana, en Afrique. La meilleure façon de gagner « la guerre du concentré chinois [est] d’installer des conserveries en Afrique, dans les zones portuaires, et y couper et conditionner le produit ». La prochaine fois que vous commanderez une pizza ou un bloody mary, ou encore quand vous achèterez du concentré de tomate ou des tomates en conserve, pensez-y deux fois. Moi, je vais de ce pas au marché pour y faire ma provision de tomates jusqu’à l’année prochaine.