Le Journal de Quebec

Les larmes de Chloé, le sourire de Justine

- RÉJEAN TREMBLAY

PYEONGCHAN­G | Les trois soeurs se tenaient sur l’estrade et répondaien­t aux questions.

La ronde avait commencé avec Justine, la médaillée d’argent de la veille. C’est la tigresse des trois. D’ailleurs, dans les secondes qui ont précédé son départ en haut de la piste, la caméra de télé, chargée des gros plans, s’est attardée à ses yeux. Des yeux fâchés, presque méchants. Quand elle a ces yeux-là, Justine est occupée à parler à la piste : « C’est pas toi qui vas mener cette course, c’est moi. C’est mon moment, c’est ma descente et tu vas faire ce que je veux », lui dit-elle dans ces secondes ultimes.

Puis, elle prend une dernière respiratio­n et elle s’élance. C’est la magie. Battre la pente, défoncer les bosses sans les brusquer, en restant fluide. Enragée, mais douce. Un équilibre miraculeux.

L’autre soir, ç’a donné l’argent. Ç’aurait pu être l’or. Il n’y avait que neuf centièmes de point qui la séparaient de la victoire. Un souffle, un battement de cil.

LES LARMES DE CHLOÉ

Puis, quelqu’un a posé une question à Chloé. Médaillée d’argent à Sotchi, elle n’a pu répéter son exploit à Pyeongchan­g. La jeune femme de 26 ans a écouté la question puis on a senti sa gorge se nouer et ses yeux se mouiller. Elle a tenté de s’excuser en disant qu’elle était une boule d’émotions, mais même ce petit bout de phrase ne voulait pas sortir.

C’est sûr que d’avoir raté la finale, ça fait mal à une athlète. Mais d’avoir réussi à seulement faire les Jeux, dans les circonstan­ces, c’était déjà un triomphe. C’est ce que Chloé n’arrivait pas à expliquer. Pas tout de suite, pas là, pas devant les caméras. Dans dix minutes, peut-être…

J’ai compris et je me suis retourné le plus discrèteme­nt derrière moi. Johanne Dufour, leur mère, avait la gorge nouée elle aussi. Beaucoup plus fragile que dans mes souvenirs,

Mme Dufour, je la connais de Sotchi. Elle était une femme gaillarde, forte, décidée. Maîtrise en marketing, si je me rappelle bien, elle avait consacré sa vie à l’éducation et à la carrière de ses filles.

J’ai aussi appris à mieux la connaître en négociant avec elle. Pour la collection Raconte-moi, l’auteur Karine Nadeau voulait « raconter » l’histoire de ces trois belles championne­s pas comme les autres. Je voulais que les choses soient bien faites. Que la couverture soit attrayante, que Karine puisse parler aux filles malgré leurs voyages et un emploi du temps de présidente­s.

C’est donc avec Johanne, la mère, qu’on a réglé les détails. Disons que ça a deman- dé quelques longues conversati­ons, très agréables, avant que tout se mette en branle.

Cette femme de tête, si forte, je l’ai trouvée amaigrie à Pyeongchan­g.

Et pourtant…

RÉMISSION ET ÉNERGIE

Et pourtant, elle n’a rien perdu de sa déterminat­ion. Mais la route a été rude : « C’est arrivé tout d’un coup. J’étais dans la cuisine en train de préparer un plat. Sans avertissem­ent, rien. Comme un coup de couteau dans le dos. Je suis tombée par terre. Hors de combat », me racontait-elle hier pendant que ses filles posaient pour les photos.

« Ce coup de couteau, c’était la tumeur. Dans le fond, ça m’a sauvée. J’ai su tout de suite. Le poumon dévoré par le cancer. Même pas opérable. J’ai eu droit à des traitement­s de chimiothér­apie et de radiothéra­pie, les deux en même temps », dit-elle.

Le ton change. L’essentiel, ce n’est pas la maladie. L’essentiel, c’est la vie. Johanne Dufour ne reproche qu’une chose aux médecins qui l’ont soignée : « Je sais que je n’avais que 15 pour cent de chances de survivre. Mais c’est la façon dont ils te l’annoncent et qu’ils te mettent devant les statistiqu­es. C’est simple, c’est mon mari qui a cru que je pourrais vivre, c’est lui qui me l’a fait sentir. Le 15 pour cent, c’est lui. 15 pour cent, c’est quand même pas rien », reprend-elle.

Je me suis permis de lui raconter l’histoire d’une merveilleu­se femme qui n’avait que 15 pour cent de chances de vaincre un vicieux cancer du sein. Ça fait plus de dix ans maintenant.

Il y aura toujours des tests, des scans, des examens en médecine nucléaire. Mais Johanne Dufour se sent forte. Elle a de l’énergie. En tous les cas, elle ne fait pas attendre personne à Pyeongchan­g. Le 15 pour cent roule à fond.

LA VRAIE VICTOIRE

C’est après avoir parlé à la maman que j’ai saisi toutes les nuances des réponses de Justine en conférence de presse. Cette famille unie comme un atome, dont les électrons tournent autour d’un noyau maternel, vient de traverser une année épouvantab­le.

Les trois filles, Maxime, Justine et Chloé ont continué de s’entraîner, de voyager, de vivre. Mais une médaille, qu’elle soit d’argent, de bronze ou d’or, ne pesait pas lourd devant la vraie victoire.

La vraie victoire, elle était assise tout juste derrière moi. Plus mince, plus fatiguée. Mais incroyable­ment vivante. Vivante de toutes les cellules saines de son corps.

L’or, l’argent et le bronze…

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