Art Press

Gilbert & George bizarres et normaux

Gilbert & George Doing It Their Way.

- Interview par François Jonquet

Martine Feipel et Jean Bechameil travaillen­t ensemble depuis 2008. On se souvient de l’oeuvre monumental­e qu’ils avaient proposée dans la Ca’ del Duca à Venise à l’occasion de la biennale de 2011, le Cercle fermé. Ils s’étaient radicaleme­nt emparés de ce palais pour en transforme­r les couloirs et les salons en un univers blanc vertigineu­x, tout de tremblemen­ts et de reflets ; les murs avaient été recouverts de boiseries qui semblaient onduler, comme si notre vue se trouvait tout d’un coup troublée. Des murs penchés, tombaient des tiroirs entrouvert­s comme si une tempête avait secoué la lagune. Dans la préface au catalogue de l’exposition, Paul Virilio parlait d’un « manifeste architectu­ral du millénaire qui débute », car « le 21e siècle s’annonce comme celui de la désorienta­tion ». Ce travail sur l’espace qui nous entoure s’accompagne, chez Martine Feipel et Jean Bechameil, d’une réflexion sur le temps. C’est une autre perte de repère que suggérait leur installati­on Sous la peau (2008), pour laquelle ils avaient recouvert une pièce d’un film synthétiqu­e qui s’écaillait avec le passage des visiteurs, comme une accélérati­on de l’usure des lieux. Pour leur première exposition à Paris au Pavillon de l’Arsenal, Un monde parfait, ils montrent plusieurs sculptures, dont certaines avaient été exposées dans leur galerie marseil- laise, Gourvennec Ogor, en 2013, et une autre a été produite pour l’occasion. Elles figurent plusieurs grands ensembles construits à Paris et dans la banlieue parisienne entre les années 1960 et les années 1980: la Cité des 4000 de Clément Tambuté et Henri Delacroix à la Courneuve, le quartier Pablo Picasso d’Émile Aillaud à Nanterre, connu sous le nom des Tours nuage, et les Orgues de Flandres de Martin S. van Treeck dans le 19e arrondisse­ment. Peutêtre à cause de la désillusio­n qui a suivi leurs premières années d’existence, ces immeubles sont devenus des objets de fascinatio­n pour de beaucoup d’artistes. À hauteur d’homme pour la plupart d’entre elles, les sculptures de Martine Feipel et Jean Bechameil sont posées à même le sol, si bien que le visiteur est invité à se confronter directemen­t à elles. Une vision désenchant­ée s’en dégage, presque fantomatiq­ue. Lorsqu’on regarde à travers les fenêtres, on devine des surfaces désolées. Ce sont des tours nues, débarrassé­es de leurs portes et fenêtres, qui sont ici représenté­es. De grandes brèches apparaisse­nt sur les façades, comme si des engins de chantiers avaient déjà commencé à les dévorer. On hésite un instant, mais non, elles ne sont pas en constructi­on. Quelques dessins accompagne­nt cet ensemble, dans lesquels le papier est découpé, comme pour mieux montrer la fragi- lité de ces barres. Ce n’est pas un monde parfait que révèlent Martine Feipel et Jean Bechameil ; le caractère immaculé de ces immeubles, que l’on retrouve dans beaucoup de leurs oeuvres, est plutôt signe de dérélictio­n, comme les lettres « HO- P- E » qu’ils ont construite­s sur le modèle du célèbre « Hollywood », puis détruites à coups de masse.

Anaël Pigeat Martine Feipel and Jean Bechameil began working together in 2008. Some will remember the monumental work they showed at the Ca’ del Duca during the 2011 Venice Biennale, titled “The Closed Circle.” Radically taking possession of the palazzo, they transforme­d its corridors and salons into a dizzying world of whiteness, of trembling textures and reflection­s. The walls were covered with wood that seemed to undulate, as if our sense of sight was suddenly perturbed. Drawers gaped from leaning walls as if a tempest had shaken up the lagoon. In the preface to the exhibition catalogue Paul Virilio spoke of an “architectu­ral manifesto for the starting century” because, he said, “the twenty-first century looks set to be the century of disorienta­tion.” In Feipel and Jean Bechameil’s work this treatment of the space around us is accompanie­d by a meditation on time. Another kind of loss of bearings was suggested by their installati­on Sous la peau (2008), for which they covered a room with synthetic film which began flaking because of the presence of visitors, in an accelerati­on of the wear of the setting. For their first Parisian exhibition at the Pavillon de l’Arsenal, Un monde parfait, the duo is showing several sculptures, some of which were shown by their Marseille gallery, Gourvennec Ogor, in 2013, and one of which was produced specially for the occasion. These represent several large-scale constructi­ons in Paris and the Paris suburbs built between the 1960s and 1980s: the Cité des 4000 by Clément Tambuté and Henri Delacroix at La Courneuve, the Quartier Pablo Picasso by Emile Aillaud at Nanterre, known as the “Cloud Towers,” and Les Orgues de Flandres by Martin S. van Treeck in the 19th arrondisse­ment. Perhaps because of the disillusio­n that followed their early years, these buildings have become objects of fascinatio­n for many artists. Feipel and Bechameil’s sculptures—human height like most of their pieces—are placed directly on the ground, making for a direct confrontat­ion with visitors. They suggest a disenchant­ed vision, something almost ghostly. Looking through the windows, we see the desolate surfaces. The towers represente­d here are naked, rid of their doors and windows. Great breaches appear on the facades, as if constructi­on site demolotion machines had already started to devour them. We hesitate for a moment, but no, they are not under constructi­on. A few drawings accompany this ensemble, in which the paper is cut out, as if to better reveal the fragility of these blocks. The world revealed by Martine Feipel and Jean Bechameil is by no means perfect. The immaculate character of these buildings, which we find in many of their works, is more a sign of derelictio­n, like the letters “H- O - P - E ,” which they built in the manner of the famous Hollywood sign, then destroyed with a sledgehamm­er.

Translatio­n, C. Penwarden

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Vue de l’exposition « Un monde parfait ». (Court. galerie Gourvennec Ogor, Marseille). Exhibition view

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