Manifesta 10
Musée de l’Ermitage / 28 juin - 31 octobre 2014 Cette édition 2014 s’inscrit sous le signe d’un double anniversaire : celui des 20 ans de la biennale européenne et des 250 ans du musée de l’Ermitage, au sein duquel elle se déroule. Un bilan qui se profile a priori comme un défi pour une biennale née, comme le rappelle Viktor Misiano, l’un des fondateurs de Manifesta, dans le catalogue, pour ainsi dire en réponse à la chute du mur de Berlin et aux nouvelles possibilités de mobilité et de communication sociales que la fin de la guerre froide a offertes. Ces possibilités se sont accompagnées d’un souci d’expérimentation et de recherche qui ont fait de Manifesta une biennale éternellement jeune. On pressent d’emblée les forces disproportionnées à l’oeuvre dans ce double anniversaire : l’assise du prestigieux musée d’État face à la critique post- (coloniale, communiste, utopique) d’un événement en perpétuelle rotation. Selon les points de vue, le choix de ce lieu à cette date est la marque d’une forme de reconnaissance comme d’un nouvel académisme. Une reconnaissance de vingt ans d’art contemporain en Russie aurait été possible si Kasper König, commissaire général, ne s’était pas contenté de rendre hommage à des artistes de Saint-Pétersbourg, tels que Timur Novikov et Vladislav Mamyshev-Monroe; des ar- tistes importants, soit, mais décédés, et qui donc n’ont pas pu répondre à l’appel au boycott – lancé en réaction à la politique russe en Ukraine – et décliner leur participation, comme l’a courageusement fait le collectif Chto Delat. Plus encore, les rares allusions à des sujets qui fâchent tels que l’homosexualité (Marlene Dumas) ou les manifestants de la place Maïdan de Kiev (Boris Mikhailov), en dépit de la qualité intrinsèque des oeuvres, ont un arrière-goût de duperie, laissant entendre, dans le meilleur des cas, que l’art contemporain n’a le courage de ses opinions qu’entre démocrates, et dans le pire, qu’il porte caution à une « ouverture d’esprit » du gouvernement russe. Aussi, les meilleures propositions viennent d’artistes étrangers qui bousculent la grandeur de l’Ermitage, parfois avec humour. Erik van Lieshout rend hommage à la communauté de chats des soussols du musée, en n’hésitant pas à affronter la bureaucratie russe pour les besoins de la cause. La corrosion et la destruction sont également des thèmes récurrents. Thomas Hirschhorn expose, dans la partie rénovée du General Staff Building, des oeuvres de constructivistes, tels Malevitch, Rozanova, Filonov, dans une gigantesque mise en scène de musée ravalé au bulldozer. Dans l’enceinte du Palais d’Hiver, Yasumasa Morimura fait finement référence à une page sombre du musée durant la Seconde Guerre mondiale (Hermitage 1941-2014). Mais le projet le plus symptomatique de cette Manifesta est probablement celui de Francis Alÿs et de son frère qui, dans leur jeunesse, firent l’acquisition d’une Lada 1500 vert olive, symbole de la vie au-delà du Mur et objet d’un appétit « révolutionnaire » pour l’évasion, devant les mener aux portes de l’URSS. En chemin, la voiture rend l’âme avant même d’atteindre l’Allemagne. Si bien que, trente ans après, l’artiste et son frère prennent leur revanche sur l’adversité et reprennent le volant en direction du Palais d’Hiver, dans le jardin duquel, une fois arrivés, ils projettent la Lada contre un arbre. Au final, c’est un peu l’image que renvoie cette Manifesta : entrée résignée dans un âge raisonnable, et sans véritables illusions, elle se casse le nez contre le marbre russe. This 2014 edition of Manifesta marks both the 20th birthday of this European biennial and the 250th birthday of the Hermitage Museum, which happens to be hosting it. You would expect a summing up to be a challenge for a biennial born, as Viktor Misiano, one of the founders of Manifesta, recalls in the catalogue, in response to the fall of the Berlin Wall and the new possibilities of movement and social communication offered by the end of the Cold War. These possibilities were accompanied by a concern for experiment and research that have made Manifesta an eternally young biennial. There is an obvious imbalance in the forces at work in this double birthday: the established, prestigious state museum against the post-colonial/communist/utopian critique of an event that is always on the move. The choice of place and date can be seen as a sign of recognition or the concession to a new academicism. A possible homage to twenty years of contemporary art in Russia would have been on the cards had the general curator, Kasper König, not con- tented himself with a tribute to artists from Saint Petersburg, two of whom, Timur Novikov and Vladislav Mamyshev-Monroe, are certainly important, but also no longer with us. Unlike the courageous Chto Delat collective, they were in no position to boycott the show in protest at Russian policy in Ukraine, as was urged. Moreover, the small number of allusions to touchy subjects such as homosexuality (Marlene Dumas) and the demonstrators on the Maidan in Kiev (Boris Mikhailov), for all their intrinsic quality, suggests that, even in the best of situations, contemporary art has the courage of its convictions only among fellow democrats, and in the worst, that they seem to be sanctioning the “open-mindedness” of the Russian government. Thus, the best proposals come from foreign artists who thumb their noses at the grandeur of the Hermitage, sometimes humorously. Erik van Lieshout pays homage to the community of cats in the museum basement, having no qualms about confronting the Russian bureaucracy for the good cause. Corrosion and destruction are also recurring themes. In the renovated part of the General Staff Building Thomas Hirschhorn is exhibiting works by Constructivists such as Malevich, Rozanova, and Filonov, in a gigantic museum mise-en-scène flattened by a bulldozer. In the Winter Palace Yasumasa Morimura subtly refers to a dark moment in the museum’s history during the Second World War ( Hermitage 19412014). But the most symptomatic project in this Manifesta is probably the one by Francis Alÿs and his brother who, in their youth, bought an olive-green Lada-1500, a symbol of life beyond the Wall and manifestation of a “revolutionary” appetite for escape that they hoped would take them to the gates of the USSR. In fact, the car gave up the ghost even before they reached Germany. Thirty years later the two men have tried again and driven to the Winter Palace where, on arrival, they drove the Lada into a tree. This rather sums up the image given by this Manifesta: resigned as it enters the age of reason, with no illusions, it comes up short against Russian marble.
Translation, C. Penwarden