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LE MASQUE DE DIEU

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Début 1942, Salinger est appelé sous les drapeaux. Il va combattre en Europe. Oona va tenter sa chance à Hollywood et épouser Chaplin – elle a choisi entre l’écrivain mystérieux et la star planétaire. Ils vont s’écrire mais ne se reverront pas, sauf une fois, selon le romancier, en 1980, à l’Oyster Bar de Grand Central Station à New York. L’un des tours de force de Frédéric Beigbeder, c’est d’écrire à la place de son héros (comme de son héroïne). En 1944, depuis Cherbourg, au milieu de l’horreur de la guerre (les pages sur le débarqueme­nt sont absolument bouleversa­ntes), Jerry adresse ces mots à Oona: « Tu n’étais pas une femme, tu étais un concept : l’amour impossible, perdu, l’amour gâché, une briseuse de coeur qui n’arrive pas à cesser d’attendrir. Tu m’as fait tellement de mal que je ne t’en veux pas. C’est insensé comme tu es forte, tout de même. Ton visage est devenu le masque de Dieu. » La guerre va transforme­r Jerry. Il sait désormais qu’il « ne fera plus partie du Rêve Américain ». La réclusion devenue légendaire de Salinger, commence « ici », nous dit le romancier : « Son isolement n’est pas un choix de dandy mais un dommage collatéral de sa campagne de libération de la France et de l’Allemagne. » Oona& Salinger est le roman le plus abouti de Frédéric Beigbeder. C’est ici qu’il se montre le plus créatif, le plus audacieux, le plus touchant et le plus profond. Sa langue est superbe. On ne parvient pas à souligner tous les aphorismes qui nous accrochent. En voici quelques-uns en guise d’amuse-bouches : « La beauté sert peut-être uniquement à éloigner le malheur. » Aussi : « Le bonheur, pour un homme, c’est quand une femme le débarrasse de toutes les autres femmes. » Et enfin, en manière de conclusion définitive à cette histoire : « Sur la durée, les grands sentiments ne résistent pas à la lutte des classes. »

Vincent Roy

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