Art Press

Pascal Goblot de l’autre côté du Grand Verre

Duchamp through the Large Glass.

- Interview par Bernard Marcadé

Pascal Goblot est un cinéaste, auteur de documentai­res et de fictions, qui travaille depuis plusieurs années à un long-métrage intitulé le Piège de la

mariée. C’est un projet, aussi labyrinthi­que que la pensée de Duchamp, qu’il alimente avec des documentai­res realisés en parallèle, des installati­ons vidéo, des actions, ou, comme ce fut le cas l’hiver dernier, avec la réalisatio­n d’une réplique du Grand Verre, en collaborat­ion avec les étudiants de Bernard Moninot à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Le film devrait révéler un secret bien gardé. En attendant, il y a le plaisir d’une déambulati­on où il arrive même qu’on croise Sylvester Stallone…

J’ai eu la chance il y a quelque mois de voir la copie que vous avez réalisée de la Mariée mise à nu par ses célibatair­es, même. J’ai été très impression­né par la qualité artisanale du rendu. Pouvez-vous préciser la genèse de ce projet, qui est, en réalité, cinématogr­aphique ? Au départ, ce qui m’intéressai­t dans la Mariée mise à nu par ses célibatair­es, même, c’était son essence énigmatiqu­e. Un ensemble de hiéroglyph­es sur du verre, des fragments de notes éparses, des procédés de fabricatio­n ésotérique­s, et surtout des génération­s de chercheurs qui essaient depuis un siècle d’en percer le secret… Tout cela se présente à la manière d’un grand rébus, dont on pourrait trouver la solution, un peu comme dans l’Hypothèse du tableau volé de Ruiz. J’étais d’emblée persuadé que pour explorer cet univers labyrinthi­que, il fallait aussi se remettre dans les pas de Marcel Duchamp, retrouver les gestes, les matériaux, et voir ce que cela engageait comme démarche humaine et artistique. J’ai été autorisé à construire une copie exacte du Grand Verre, mais à la condition qu’elle soit détruite, une fois le film fini. J’ai alors tout

construit à partir de là : dans l’histoire du film, un Grand Verre est fabriqué de façon clandestin­e, puis détruit. Il est très important pour moi que l’oeuvre que l’on voit dans ce film ne soit pas qu’un accessoire, un élément de décor, mais un « vrai » Grand Verre. Ce mouvement d’exploratio­n technique, de reconstruc­tion puis de destructio­n, est un geste qui, en lui-même, a sa valeur esthétique, et qui donne lieu à une performanc­e autonome que j’ai appelée To Be Broken. J’ai aussi recueilli le témoignage des dernières personnes à avoir connu Duchamp, notamment Ulf Linde et Richard Hamilton, qui avaient déjà réalisé des répliques exactes de

la Mariée mise à nu… contresign­ées par Duchamp. Ils m’ont longuement raconté comment ils avaient procédé. Je viens d’ailleurs de terminer un film sur la relation entre Hamilton et Duchamp autour de la réplique qui se trouve à la Tate Modern (1).

BRICOLAGE ET MATIÈRE GRISE En réalisant cette copie, vous confortez l’idée d’un Marcel Duchamp « bricoleur » (cette hypothèse a été émise par sa première épouse, Lydie Sarazin-Levassor). Votre réplique est vraiment très réussie, précisémen­t parce que vous êtes resté au plus près de son élaboratio­n technique. Et que vous ne vous êtes pas embarrassé de toute la littératur­e et de toute la théorie qui l’accompagne­nt généraleme­nt. L’idée de sa destructio­n, par contre, est une manière particuliè­rement hardie de penser cet objet, bien en phase avec l’esprit iconoclast­e de Duchamp. Merci du compliment ! Oui, on trouve toute une série de matériaux et de procédés qui font penser que Duchamp a fait avec ce qu’il avait sous la main : vernis, fil de fusible électrique, minium… et avec ce qui se passait effectivem­ent lors de la conception du

Grand Verre. Quand on travaille avec du verre, il suffit de le laisser une semaine horizontal­ement pour voir la poussière s’accumuler. Le génie de Duchamp a été la transforma­tion de cela en matière grise. Il y a un va-et-vient permanent entre ce bricolage et les idées qui en surgissent. Les notes de la Boîte Verte sont le témoignage et surtout la mise en scène de ce mouvement. Car une fois un procédé trouvé, Duchamp l’exécute avec une précision extrême, et le décrit comme s’il était la conséquenc­e d’une pensée et d’une démarche. Duchamp avait en fait à sa dispositio­n ce qu’il y avait dans tous les ateliers de peintre. C’est amusant de voir comment chaque partie du Grand Verre raconte la peinture, sa technique et son histoire, en déplaçant tout cela sur un autre terrain, celui de l’érotisme et du rapport masculin / féminin. La broyeuse de chocolat du célibatair­e, par exemple, reprend la technique du broyage des pigments. « Le célibatair­e broie son chocolat luimême » en effet… Étrange pour un partisan du « non-rétinien » ? Autant le Grand Verre paraît glacé et indifféren­t au premier abord, sans séduction, autant, quand on est de l’autre côté, du côté travaillé du verre, il se passe beaucoup de phénomènes esthétique­s et optiques, de reflets, de formes ou de matières, qui font appel aux sens physiques, que Duchamp détestait. C’est comme s’il y avait un côté « froid », offert au public, et un côté « chaud » pour celui qui peint. Avoir passé des heures à coller des fils de plomb et à gratter du vernis donne un tout autre regard sur l’oeuvre. Mais je n’étais pas seul, heureuseme­nt ! Ça a été mené de manière collective, avec une extraordin­aire équipe d’étudiants que j’ai embarquée dans cette aventure (2), et l’aide précieuse et généreuse de Bernard Moninot, qui a su mobiliser tout le savoir-faire de l’école des beaux-arts autour de ce projet.

Et la destructio­n de la pièce ? Pour moi, ce n’est pas tellement iconoclast­e. Ce qui aura été important, c’est le processus, le mouvement, de la reconstitu­tion jusqu’à la destructio­n. Et aussi sa trace, dans le film de cinéma et avec une installati­on vidéo sur treize écrans qui retrace toute l’histoire de cette reconstruc­tion de la Mariée mise à

nu… Après chacun pourra interpréte­r le geste à sa manière. J’attends surtout de voir ce qui sera éprouvé à ce moment-là. Par moi, et par les autres. (1) Richard Hamilton dans le reflet de Marcel Duchamp, 53 mn. Projection suivie d’une conversati­on entre le réalisateu­r et Cécile Debray, conservatr­ice au Mnam-Cci et commissair­e de l’exposition, le 9 octobre à19 h. Voir également l’interview de Richard Hamilton par Pascal Goblot dans artpress n°384, déc. 2011 (ndlr). (2) Caroline Corbasson, Nathanaëll­e Herbelin, Camille Le Chatelier, Ugo Shilgde, Alexander Sebag, Florian Viel. Ces deux pages / this spread: Photogramm­es extraits de vidéo 8/ 13 de/ stills from « To Be Broken » (© Pascal Goblot © succ. Marcel Duchamp). Page de gauche / page left: « Broyeuse de chocolat “Chocolate Grinder.” Cette page, de haut en bas/ this page, from top: « Moulin à eau », « Chariot ». “Watermill.” Chariot”

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