Dominique baqué
Photographie
C’était un autre monde. Une culture profonde, subtile et raffinée, avant la chute dans le gouffre. La remarquable exposition autour de l’oeuvre de Roman Vishniac, De Berlin à New York, 1920-1975, a d’abord pour premier mérite de restituer toutes les facettes du corpus des images de la vie juive en Europe orientale jusqu’à l’ultime passion de Vishniac pour la photomicroscopie scientifique. Berlin la cosmopolite, peuplée d’émigrants récemment arrivés, dans les années 1920-1930, jusqu’à la même ville transformée en cimetière de gravats, en 1947, où errent des Allemands qui n’auront voulu ni voir, ni savoir. Il photographie alors l’ancien quartier de Wilmersdorf où il vécut pendant vingt ans : émotion personnelle, mais aussi témoignage unique sur la (sous) vie à Berlin après la chute du Reich. Juif, Vishniac propose une extraordinaire documentation sur la condition juive lors des diverses étapes de ce cauchemar absolu que fut la Seconde Guerre mondiale : l’exposition fait ainsi découvrir pour la première fois le travail des institutions communautaires et des organisations juives de secours à Berlin, dans la seconde moitié des années 1930, le Werkdorp Nieuwesluis, un camp de préparation à la vie agricole aux Pays-Bas, là où les familles tentent de mettre à l’abri leurs enfants et où de jeunes sionistes, photographiés comme des pionniers héroïques, font écho aux représentations lyriques du peuple chez le Soviétique Alexander Rodtchenko. Il faut le rappeler : au-delà de ces photographies euphoriques, on sait que la plupart de ces jeunes périrent dans les camps d’extermination. Vishniac travaille simultanément en France, où il restitue les conditions de refuge et d’internement – luimême étant interné au camp du Ruchard avant de pouvoir rejoindre les États-Unis via Lisbonne –, puis, en Amérique, la lente, difficile, parfois impossible intégration des rescapés de la Shoah dans une vie qui ne sera plus jamais « normale ». Tout en captant la vie communautaire juive à New York dans les années 1940-1950, notamment celle des enfants, il retourne en 1947 photographier l’action des organisations humanitaires dans les camps de « personnes déplacées » en Allemagne, Autriche et Italie. Un travail immense, dont il faut encore souligner la puissance, l’humanisme et la qualité testimoniale incomparable, mais dont, à mes yeux, la partie la plus bouleversante demeure la captation de la vie juive en Europe de l’Est (1935-1938) : Vishniac y a été missionné par le JOINT (American Jewis Joint Distribution Committee), la plus grande organisation juive d’entraide, pour photographier la misère implacable et l’antisémitisme montant qui frappe les Juifs, afin d’illustrer brochures et conférences. À Varsovie, Cracovie ou Lodz, notamment, mais aussi dans les shtetls.
COLÈRE
Certes, l’Afrique du Sud n’a pas connu le génocide, mais elle a vécu des décennies sous l’ignoble régime de l’Apartheid, édifié méticuleusement et violemment par les Afrikaners, jusqu’à la victoire élec- torale de Nelson Mandela et la naissance de la nation « arc-en-ciel ». Photographe blanc sud-africain dont le travail a été salué par Nadine Gordimer comme « l’extraordinaire histoire visuelle d’un pays et de ses habitants », David Goldblatt n’a jamais choisi la photographie engagée, de combat, mettant en scène manifestations de Noirs ou répressions brutales par les Blancs. Avec pudeur et rigueur, modestie aussi avec sa série Structures, il a choisi de faire de l’architecture l’allégorie de l’Apartheid, tout édifice, monument, privé ou public, séculier ou religieux, étant perçu comme un « marqueur » de domination ou de démocratie. Ses photographies, de moyen format, sont d’un beau classicisme formel et jouent sur un délicat chromatisme de gris que vient parfois éblouir la blancheur aveuglante du soleil. Respectant une construction rigoureuse, privilégiant souvent la prise de vue frontale, elles évoquent « le style documentaire » promu par Walker Evans. Chercher les « valeurs » à travers les structures, tel est l’enjeu de Goldblatt : depuis celles bâties pendant l’ère du Baaskap, en vigueur entre 1660 et 1990, jusqu’aux structures qui ont émergé avec la démocratie. L’exposition est ainsi scindée en deux, « Domination » et « Démocratie ». L’affirmation de la race blanche se donne brutalement à voir dans la construction d’un hôtel pour ouvriers noirs afin de rendre la ville de Joburg et ses environs « plus blancs » – photographie que traverse, tel un indésirable fantôme, un homme noir qui presse le pas… Dans ce fantasme naïf s’il n’était pétri de violence cachée, cette si jolie Maison hollandaise du Cap, dans le Transvaal, en 1989, de style « authentiquement »