BORIS GROYS
Nous continuons à considérer l’art en tant que spectateurs, alors que nous en sommes désormais les acteurs. Tel est le constat dressé par Boris Groys, qui poursuit : qu’est-ce qu’un monde dans lequel les créateurs d’images sont quantitativement plus important que les spectateurs ? Pourquoi l’art a-t-il quitté son domaine propre pour investir l’ensemble des dimensions de l’existence ? Philosophe et critique d’art, Boris Groys vient de publier En public.
Poétique de l’auto-design (PUF), recueil d’essais qui revendiquent, pour l’art, une poétique, et, pour la pensée, un matérialisme.
Au tournant du 21e siècle, l’art a quitté l’ère de la consommation de masse pour entrer dans un paradigme nouveau : celui de sa production de masse. Pour Boris Groys, les médias visuels ont créé une agora globale au sein de laquelle l’individu doit élaborer sa propre image en générant photographies, vidéos et textes. Cette pratique de l’« auto-design » et de l’auto-documentation permanente, où le contenu abonde tandis que l’attention fait défaut, inscrit l’art dans la culture de masse: l’artiste d’aujourd’hui partage l’art avec le public comme il le partageait autrefois avec la religion ou la politique. Comme au temps des avant-gardes historiques, il est possible, voire urgent, de penser le réel à partir de l’art, car la réalité est déjà esthétisée, et il n’y a plus de vie nue.
ILG
Dans l’introduction au livre, vous avancez que l’attitude esthétique n’est pas adaptée au monde dans lequel nous vivons. Votre argument principal est que la conception du spectateur qu’elle implique n’existe plus : avec l’apparition et l’essor des médias visuels au cours du 20e siècle, chaque individu est devenu lui-même producteur d’images plutôt que d’en être le consommateur. Pouvez-vous expliciter ce point? Dans son article intitulé « Avant-garde et kitsch » (1939), Clement Greenberg prédisait la disparition de la figure classique du spectateur éduqué disposant de suffisamment de temps libre pour pouvoir s’adonner à la contemplation attentive de chaque oeuvre. L’esthétique présuppose cette attitude désin-