Hubert Damisch le tableau, encore, ailleurs
Un recueil de textes de l’historien de l’art Hubert Damisch explore les devenirs de la forme et de la fonction du tableau.
« La norme du “faire tableau” continue […] de régler toute une part de l’activité picturale de ce temps, lors même que les produits s’en présentent sous des dehors très différents de ceux du tableau classique et sont censés ne plus rien devoir à la mimesis. Mais il aura fallu, pour en arriver là, que la peinture retrouve d’abord, sous le tableau, la table ». Persistance du tableau donc, présence souterraine ou subreptice, qui hante la peinture contemporaine comme un spectre, alors même qu’on avait pu le dire, le croire, défait, fini. Telle est la ruse du tableau que s’attache à mettre en lumière Hubert Damisch à travers la vingtaine de textes, parus, pour la plupart, entre la fin des années 1980 et le milieu des années 2000, qui compose ce recueil. On y retrouve des peintres, Piet Mondrian, Josef Albers, Ad Reinhardt, Simon Hantaï ou Cy Twombly, qui éprouvent et déplacent la forme tableau. Citons d’emblée ce passage sur le rapport paradoxal fait « d’insistance et d’effacement » deTwombly à l’héritage classique, pour entendre surtout le phrasé de l’auteur (« il m’intéresse moins d’écrire des livres, des articles que des phrases », affirmait-il dans un entretien paru dans artpress en novembre 1976) : « L’effacement et mieux encore, la rature, le trait tiré sur ce qui a été écrit, et qui l’abolit, mais non sans que cette abolition ne se laisse repérer comme telle, tout en préservant du même coup quelque chose de ce que le trait est censé frapper de nullité. » Après l’annonce de la fin du tableau, son modèle continue ainsi, même sous rature ou réduit à la table, à orienter l’histoire de la peinture. La présence de Mondrian et de Pollock – les deux grands auxquels l’auteur revient souvent – ou encore de François Rouan, avec qui Damisch s’efforce de penser la peinture, n’étonnera pas le lecteur familier de son travail. On retrouve ainsi des questions déjà soulevées dans le recueil de 1984, Fenêtre jaune cadmium, sur l’épaisseur du plan contre l’idée de surface ou le modèle de la tresse opposé au modèle perspectif. Mais les peintres ne sont pas seuls à être examinés. La photographie aussi, et le cinéma, Éric Rondepierre et Alain Fleischer, par exemple, sont regardés de près. Comment d’autres médiums que la peinture, peuvent être amenés, sous certaines conditions et au terme d’un travail particulier à « faire tableau » ? Le texte « L’image en délit. Éric Rondepierre » expose ainsi, en regardant les séries Dyptika et Suites, le commerce, ou la « société », selon le mot repris par Damisch au Littré, de la photographie et du cinéma et se termine sur « l’hypothèse du tableau à venir ». DÉPLACEMENTS L’auteur ne cherche pas à figer le sens du mot tableau, mais plutôt à en saisir les « déplacements », y compris en dehors du médium pictural. Or l’histoire du tableau est aussi « l’histoire du “sujet” occidental », ses déplacements sont coordonnés aux transformations du sujet. « La fonction “tableau” en appelle au sujet pour qu’il s’y repère comme tel ». « Travailler non pas sur l’art mais avec lui », c’est ainsi scruter les destins du sujet, entraîné dans un processus sans fin d’autoéducation. Dans un entretien accordé en 1984 à artpress, Damisch indiquait la visée de son travail : « Il ne s’agit pas pour moi d’établir des filiations, pas plus que d’émettre des jugements de valeur, mais de voir comment chacun de ces peintres, quelle que soit leur importance relative, a fait lever une question que je dirai d’intérêt général. » Et d’ajouter : « Les problèmes qui m’occupent […] ne sont pas d’abord, ou pas seulement des problèmes de peinture. » L’ensemble des textes tournent ainsi autour de questions communes, les reprennent et les ressassent. La cohérence n’est pas à chercher dans une architecture où chaque chose serait rangée à sa place. Au contraire, les ombres portées d’une oeuvre sur l’autre intéressent singulièrement l’auteur. On pense ici aux deux textes qui se touchent à la fin du livre, l’un, consacré aux dessins de Seurat et l’autre, inédit, intitulé « Sol LeWitt. Une affaire de regard ». Ce dernier étant le récit à la première personne de l’incidence qu’ont eu les ScribbleWall Drawings sur sa compréhension de Seurat. Dans la mise en récit d’un microévénement – la découverte dans une galerie new-yorkaise des oeuvres murales de Sol LeWitt et l’effet fulgurant de révélation sur le travail de Seurat –, on entre dans l’épaisseur biographique, faite de hasard, d’obsession et de repentir. Damisch ne cherche pas à effacer ces traces biographiques. Par exemple: « Pour ma part, c’est à René Drouin que je dois d’avoir appris à y regarder à deux fois en matière de peinture, et pendant un plus long temps, plus silencieusement qu’il est d’usage. » L’une des dimensions importantes du livre est de donner à voir cette histoire personnelle du regard. L’écriture critique devient ici une forme détournée – déplacée, dirait peut-être Damisch – d’autobiographie. Au centre du livre, un texte sur Clement Greenberg commence par cette question : « Une fois le critique établi, lu, reconnu, célébré, redouté, et lui-même exposé à la critique de ses pairs, quelles traces le texte qu’il produit conserve-t-il de l’histoire qui fut la sienne, de son “devenir critique” » ? C’est avec la même question que l’on peut entrer dans ce texte. Celui-ci tresse ainsi une histoire contemporaine du tableau, une histoire individuelle du regard et les fragments épars d’un traité de la critique. De ce dernier, on retiendra l’idée d’une critique nécessairement autodidacte : « Autodidacte le sera toujours, par la force des choses, autant que par feinte ou exigence de méthode, celui, si “cultivé” soit-il, qui entendra pousser un peu plus en avant le jeu de la krisis. »