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INTRODUCTI­ON

- LÉA BISMUTH

Intériorit­és est la seconde exposition d’une trilogie intitulée la Traversée des inquiétude­s1 qui prend place à Labanque, l’ancienne Banque de France de la ville de Béthune reconverti­e en centre d’art. En tout point, ce projet est une véritable expérience, pour les artistes impliqués ainsi que pour moi-même, en tant que commissair­e de ce vaste chantier de recherche : c’est tout d’abord une expérience d’exposition, puisque des oeuvres y sont produites selon une logique d’écriture collective­2 et que la géographie de ce lieu hors norme est retravaill­ée en permanence ; mais c’est aussi une expérience littéraire, dans la mesure où les trois moments du cycle adaptent librement3 la pensée de Georges Bataille (1897-1962) au format de l’exposition, confrontan­t cet écrivain majeur de la première moitié du 20e siècle à la vivacité de l’art contempora­in.

TENTATIVE D’ÉLUCIDATIO­N

Telle une tentative d’élucidatio­n, j’ai voulu, à travers cette trilogie d’exposition­s, répondre à ce que l’on peut ressentir à la lecture de l’oeuvre de Georges Bataille. Qu’est-ce qu’une traversée, si ce n’est le mouvement engagé pour que le réel surgisse et fasse événement? Car il faut traverser les oeuvres – ces espaces à réinterpré­ter inlassable­ment – afin de les circonscri­re, de les parcourir, tout en s’immergeant en elle. Traversée et inquiétude s’accouplent alors pour décrire un territoire en mouvement. Dans Styles. Critique de nos formes

de vie, Marielle Macé écrit : « Dans le fait même de la qualificat­ion des formes de vie gît une inquiétude, et pour se placer soi-même au coeur de cette inquiétude, en devenir l’arène : qualifier sans refermer le problème de la forme, qualifier sans enclore4 ». En d’autres termes, l’inquiétude est bien le nom de la littératur­e ou de toute forme d’écriture prenant à sa charge une fonction d’ouverture, voire de débordemen­t, pour nommer un secret, retrouver l’origine d’un lieu, recréer une continuité, habi-

ter une expérience et s’enrichir de sa propre pauvreté. « C’est dans cette déclosion, peut-être, qu’intervient spécifique­ment la littératur­e. Endosser, se charger, prendre sur soi cette incertitud­e sur ce qu’il en est de ce qui est, se débattre phrase après phrase avec la qualificat­ion des pratiques, ne jamais s’en tenir quitte, c’est un tourment d’écrivain (et un tourment d’écrivain peut évidemment habiter des chercheurs – j’ose d’ailleurs penser qu’il m’anime) 5 », poursuit Macé. Je ne peux que souscrire à ces mots : de même, dans le cadre de cette expérience curatorial­e qui vise une telle ouverture, une telle embardée, je n’ai pas de méthode préconçue, et les formes auxquelles nous parvenons (ces formes de dialogue entre les artistes, les oeuvres, les espaces) ne répondent à aucun modèle. Il nous revient donc de les inventer, afin de qualifier cette pratique : les questionne­ments ne trouveront pas de réponses académique­s. Il s’agit d’une entreprise de recherche qui n’est pas une discipline, et dont les agencement­s se recomposen­t, s’analysent, s’affinent par le geste. Dès lors, imaginer cette trilogie d’exposition­s – la rêver et l’écrire – revient à faire de la recherche de façon processuel­le et collective. C’est une autre manière de produire du savoir et d’actualiser une quête du dire.

L’EXPÉRIENCE INTÉRIEURE

Au coeur de la Traversée et après Dépenses6, nous avons eu pour fil rouge une relecture de l’Expérience intérieure, livre qui est sans doute l’un des plus périlleux de Bataille. Écrit pendant la Seconde Guerre mondiale (et auquel il faudrait ajouter le Coupable7 (1944) et Sur Nietzsche (1945) pour former ce qu’il a appelé la Somme Athéologiq­ue), il s’agit pour son auteur de construire une philosophi­e du « non-savoir », relatant « le récit d’un désespoir », celui d’une « expérience nue, libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit » et d’une « mise en question (à l’épreuve), dans la fièvre et dans l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être » 8, prenant authentiqu­ement acte de la mort de Dieu. L’Expérience intérieure, publié en 1943, tient d’ailleurs tout autant de l’essai philosophi­que que d’un journal intime fragmenté : Bataille y décrit – par à-coups, illuminati­ons, éclairs de lucidité, errances, silences et confession­s – la nuit et l’intensité qu’il traverse. Catherine Millot, dans le texte écrit pour ce numéro, dit bien le caractère vertigineu­x de cet ouvrage auquel, si nous y avons un jour goûté, nous ne cesserons de revenir, tant il défie la sérénité du lecteur qui, croyant le comprendre, se trouve à la fois emporté dans sa lumière et sa ténèbre.

Aucune réponse, donc. Mais un labyrinthe que nous rejouons, des grottes de Lascaux au cratère de l’Etna. Ainsi, l’exposition sera en soi une expérience intérieure pour le visiteur libre de son parcours, embarqué dans « un voyage au bout du possible », une exploratio­n poétique qui ne pourra être achevée. Bataille nous dit que la vérité n’est pas dans le discours ou dans la démonstrat­ion, mais que c’est bien ce qui s’exercerait, pas après pas, à travers l’inconnu. Intériorit­és, par la multiplici­té des expérience­s qui y rayonnent, pourrait être l’un de ces chemins : l’empruntant, il faudra accepter de s’y laisser surprendre et de perdre ses repères.

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1er volet de la trilogie
la Traversée des Inquiétude­s,
Labanque, Béthune
8 oct. 2016 - 26 fév. 2017
Ph. Marc Domage
Tous Exposition­les visuels Dépenses,: 1er volet de la trilogie la Traversée des Inquiétude­s, Labanque, Béthune 8 oct. 2016 - 26 fév. 2017 Ph. Marc Domage
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