TRENTE ANS DE CRITIQUE PHOTOGRAPHIQUE ENGAGÉE
Douglas Crimp Pictures. S’approprier la photographie. New York, 1979-2014 Le Point du jour, 216 p., 24 euros Abigail Solomon-Godeau Chair à canons. Photographie, discours, féminisme Textuel, « L’écriture photographique », 256 p., 29 euros Deux ouvrages sont parus, sous la forme d’anthologies, voire de rattrapage, tant ces traductions sortent de la confidentialité du public spécialiste cette critique photographique américaine.
Découvrir ou redécouvrir Abigail SolomonGodeau et Douglas Crimp, c’est entrer dans la fabrique de la pensée visuelle des années 1970 à nos jours : ses débats, ses tensions, ses mises à l’écart et ses revirements à 180 degrés font le coeur de ces deux oeuvres construites pour beaucoup dans l’espace critique des revues. Pour Crimp et Solomon-Godeau, le compagnonnage passe par October, avec des bifurcations respectives dans Parachute et Art in America ou Afterimage, les deux critiques développant progressivement un discours sur la réception culturelle des images. L’un remet en cause la notion d’auteur en la liant à la domination du goût des collectionneurs (SolomonGodeau), l’autre interroge le statut de l’image photographique avant de mettre au jour sa puissance de révélation de la communauté homosexuelle (Crimp). Les deux auteurs se distinguent par leur engagement et la radicalité de leurs positions. Crimp, militant de la première heure chez Act Up, jette à la face du public universitaire et curatorial les images qui circulent dans la communauté homosexuelle: les photographies importantes de Robert Mapplethorpe, ce ne sont pas les chastes arums blancs mais un fist fucking en gros plan, très esthétique au demeurant ( Helmut and Brooks, 1978). Ambiance semi-amusée, semi-gênée dans les amphithéâtres desmusées. Solomon-Godeau, elle, historienne de l’art, de la photographie et féministe, destitue les idoles. Première victime, Eugène Atget. Il est amusant de voir ressurgir à la lecture de ses arguments ce doute qui plane autour du photographe compulsif : a-t-il vraiment fait oeuvre ou simplement documenté méthodiquement, comme un topographe méticuleux, les quartiers de Paris ? Déconstruire le pauvre Atget, c’est surtout pour SolomonGodeau interroger la notion de figure tutélaire d’auteur et, par la même occasion, de canon, terme au double sens qui donne le tour savoureux au titre du livre et de son article de 1986, « Chair à canons: l’invention de l’auteur Eugène Atget (1) ». Solomon-Godeau opère de la même façon avec le calotype, érigé dans l’exposition-clef The Art of French Calotype d’Eugenia Parry Janis comme le support esthétique par excellence, la preuve par la forme du Kunstwollen photographique. Thèse utile pour faire de la photographie un des beaux-arts peut-être, mais fallacieuse : par exemple, Gustave Le Gray n’utilisait pas ce support pour ses marines, le