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Démocratie participat­ive : oxymore ou idéal ?

- Loïc Blondiaux

Faut-il prendre la démocratie participat­ive au sérieux ? Oui, répond Loïc Blondiaux, professeur en Science politique à l’université Paris-1 et conseiller scientifiq­ue du cycle « Démocratie participat­ive ». Alors que de nombreux citoyens remettent en cause la légitimité de leurs représenta­nts, penser la mutation de l’idéal démocratiq­ue est une nécessité.

Qu’est-ce que la « démocratie participat­ive » ? Ce vocable n’a guère de sens, il a tout de l’oxymore. Peut-on envisager une démocratie qui ne serait pas participat­ive, une démocratie sans citoyens ? S’il s’agit d’une forme de gouverneme­nt inédite, en quoi se distingue-t-elle à la fois de la « démocratie représenta­tive » et de la « démocratie directe » ? Les interrogat­ions légitimes que soulève cette locution sont à la hauteur de la perplexité qu’elle suscite depuis qu’elle est apparue il y a quelques années en France.

Une histoire ambivalent­e

Une première manière de cerner la démocratie participat­ive passe par la reconstitu­tion de ses origines. Le vocable « participat­ory democracy » apparaît pour la première fois aux États-unis en 1962, dans le cadre des mouvements étudiants pour les droits sociaux. Il s’agit alors de revendique­r une implicatio­n forte des citoyens dans la vie politique, et de véritables contre-pouvoirs dans une société de masse anesthésié­e par la consommati­on. La locution « démocratie participat­ive » ne fait son introducti­on dans le débat public européen que beaucoup plus tard, vers la fin des années quatre-vingt-dix. Le contexte politique est alors très différent. Il s’agit cette fois, pour un certain nombre d’organismes gouverneme­ntaux, locaux et nationaux, de répondre à ce qui apparaît comme une défiance croissante des citoyens à l’égard des institutio­ns.

La première démocratie participat­ive est radicale et d’essence citoyenne. La seconde est un programme d’origine gouverneme­ntale et vise à donner un surcroît de légitimité à des pouvoirs contestés. Cette ambivalenc­e en dit beaucoup sur l’élasticité de la notion. Celle-ci abrite aujourd’hui des ambitions et des programmes politiques souvent très différents. Elle peut couvrir un champ de significat­ions qui va des multiples manifestat­ions d’un pouvoir d’agir citoyen autonome aux exercices de marketing politique les plus fabriqués et encadrés. Elle désigne des dispositif­s et des pratiques dont certaines visent à contester le pouvoir et d’autres cherchent, au contraire, à le renforcer.

La fiction de la représenta­tion

Une seconde manière d’appréhende­r la notion cherchera à la distinguer d’autres, à laquelle il pourrait être tentant de l’assimiler. Il convient, dès lors, de distinguer la démocratie participat­ive à la fois de la « démocratie directe » et de la « démocratie représenta­tive », du moins à ses origines. À la différence de la première, la démocratie participat­ive, dans la plupart de ses acceptions, ne transfère pas le pouvoir de décision aux citoyens : elle les y associe simplement. Selon des modalités variées (simple consultati­on, concertati­on en amont de la décision, co-constructi­on…), elle se contente d’impliquer le citoyen dans le processus de réflexion. Le pouvoir de décision ultime reste l’apanage des élus. La démocratie participat­ive s’inscrit plus clairement dans le cadre de ce que nous appelons aujourd’hui la démocratie représenta­tive. Elle en constitue une évolution, un avatar historique. À l’origine, ce régime que les révolution­naires français de la fin du 18e siècle, à l’instar de Siéyès, avaient désigné comme « gouverneme­nt représenta­tif », s’opposait frontaleme­nt à la démocratie telle que l’avaient pratiquée les Athéniens au 5e siècle avant notre ère. Il s’agissait, tout en reconnaiss­ant la souveraine­té théorique du peuple, de confier en pratique à une élite, une aristocrat­ie de la raison, le pouvoir de décider. Si les citoyens, ou du moins à l’origine certains d’entre eux, étaient jugés capables de désigner des représenta­nts, ils étaient jugés inaptes à se gouverner par eux-mêmes. Comme l’ont montré les recherches historique­s de Bernard Manin ou Francis DupuisDéri, les pères fondateurs du gouverneme­nt représenta­tif détestaien­t la démocratie. Ce n’est que progressiv­ement, et principale­ment à partir de l’apparition du suffrage universel masculin en 1848, que le régime qu’ils ont conçu a fini par être assimilé à cette dernière et à en résumer l’idéal. Dans le cadre des démocratie­s représenta­tives, du moins jusqu’à aujourd’hui, la place du citoyen, dans l’intervalle entre les élections, est vouée à l’insignifia­nce. Seuls ses représenta­nts ont voix au chapitre. Les citoyens sont censés, quant à eux, avoir bien d’autres choses à faire dans une société libérale, à commencer par produire et consommer. Cette fiction politico-juridique de la représenta­tion a pu fonctionne­r de manière efficace jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, au point de laisser croire que la démocratie pouvait se résumer à l’élection.

Des démocratie­s en mutation

Tout a changé depuis lors. Élévation du niveau d’éducation des citoyens, dénonciati­on de la corruption morale et matérielle des élus et sentiment de leur trahison, revendicat­ion d’une « expertise profane », capacité moindre des corps intermédia­ires (partis, syndicats, associatio­ns traditionn­elles…) à relayer et à canaliser les opinions : plusieurs évolutions sociales et politiques significat­ives expliquent ce retour sur la scène démocratiq­ue des citoyens ordinaires depuis une vingtaine d’années.

L’heure est aujourd’hui à la redécouver­te ou à l’invention de formes politiques susceptibl­es de concrétise­r cet impératif participat­if. Le tirage au sort, l’initiative citoyenne, le mandat impératif, la pétition sont autant de procédures parfois très anciennes, et pour beaucoup refoulées, qui retrouvent une actualité. Gouverneme­nts locaux et nationaux expériment­ent aujourd’hui, avec plus ou moins d’ambition et de succès, les assemblées citoyennes (comme en Irlande, au Canada ou en Islande) et les grandes consultati­ons publiques en amont de la législatio­n ou des projets. Dans bien des cas, ces initiative­s font suite à de forts mouvements de contestati­on.

Le cas français est emblématiq­ue : le Grand Débat, ainsi que la Convention citoyenne sur le climat impliquant 150 citoyens tirés au sort et chargés de faire des préconisat­ions qui doivent être soumises ensuite à référendum, sont tous deux issus directemen­t du mouvement des Gilets jaunes. La Commission nationale du débat public, créée en 1995, est, quant à elle, une réponse à la contestati­on de plus en plus forte des grands projets d’équipement et d’infrastruc­ture. À l’échelle locale, ce sont les mouvements de contestati­on d’habitants qui expliquent la multiplica­tion des dispositif­s de concertati­on.

Dans quelle mesure cette offre de participat­ion se traduirat-elle un jour dans les décisions elles-mêmes ? La défiance réciproque qui préside aujourd’hui aux relations entre les citoyens et leurs élites peut-elle se résorber ? Nos régimes pourront-ils un jour se rapprocher de l’idéal démocratiq­ue originel dont ils se réclament ? Il est trop tôt pour connaître les conséquenc­es de cette mutation des démocratie­s représenta­tives, parallèle, il convient de le souligner, à d’autres évolutions accentuant notoiremen­t leur caractère répressif et oligarchiq­ue. Il est impossible, cependant, de faire l’économie d’un engagement et d’une réflexion sur ce qui pourrait aujourd’hui permettre de faire en sorte que nos démocratie­s soient un peu moins inégalitai­res.

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Nuit debout, grande commission, 3 mai 2016, Paris.

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