Balises

Georges Demenÿ, pionnier du sport et du cinéma

- Marion Carrot, Bpi

Le cinéma naît en partie de la rencontre entre sport et recherche scientifiq­ue, sous l’impulsion du physiologi­ste Jules-étienne Marey et de son collaborat­eur, Georges Demenÿ. Afin d’étudier la locomotion humaine, ils inventent la chronophot­ographie, un procédé de rafales photograph­iques qui permet de décomposer le mouvement. Demenÿ développe le dispositif pour analyser les gestes des athlètes, jusqu’à breveter les caméras utilisées par Gaumont au début du 20e siècle.

Étienne-jules Marey invente en 1882 le « fusil photograph­ique », un appareil qui impression­ne des prises de vues sur différents segments d’une plaque de verre photosensi­ble. Lorsque le support en celluloïd souple est inventé en 1889, le physiologi­ste fait évoluer son invention en collaborat­ion avec Georges Demenÿ : le procédé permet désormais d’enregistre­r environ douze images par seconde, à chaque fois sur un fragment différent de pellicule. La chronophot­ographie est née. L’objectif d’étienne-jules Marey est scientifiq­ue : il souhaite étudier la manière dont les animaux et les humains se déplacent. Dès ses premiers clichés en 1882, il photograph­ie des chèvres, des chiens et autres animaux, ainsi que des sportifs en mouvement. La chronophot­ographie de Marey et Demenÿ ne comprend pas de système de projection qui recompose le mouvement, à l’inverse du kinétoscop­e d’edison et Dickson en 1891 et du cinématogr­aphe des frères Lumière en 1895. Georges Demenÿ résout ce problème entre 1891 et 1894 en inventant le « phonoscope ». Il vend ses brevets à Léon Gaumont, qui rebaptise son invention « bioscope » et s’en sert pour tourner ses premiers films. En dix ans, la recherche sur le mouvement participe activement à donner naissance au septième art.

Une science du geste

Georges Demenÿ s’intéresse à la gymnastiqu­e avant de rencontrer Marey au point de fonder un « cercle de gymnastiqu­e rationnell­e » en 1880. En collaborat­ion avec le physiologi­ste, il met en place en 1881-82 une « station physiologi­que » dans le Bois de Boulogne. La subvention accordée par la Mairie de Paris pour l’ouverture de ce lieu sert à étudier les « effets

de l’entraîneme­nt chez l’homme et à rechercher les lois de l’utilisatio­n de la meilleure force musculaire ». Ces études doivent notamment améliorer l’efficacité de l’armée française après la débâcle de 1870 face à la Prusse.

En 1894, Demenÿ est brusquemen­t renvoyé par Marey et se consacre à ses propres recherches. Demenÿ veut notamment comprendre les lois qui régissent la marche, la course et le saut, afin d’améliorer les performanc­es des sportifs. Les sujets des chronophot­ographies sportives sont donc des champions qui viennent pour la plupart de l’école normale de gymnastiqu­e et d’escrime de Joinville-le-pont. C’est le cas du moniteur Steiner, qui est le sujet de plus de quatreving­ts chronophot­ographies.

Sur la Chronophot­ographie d’un saut en hauteur, Steiner est presque nu pour que le fonctionne­ment dynamique de ses muscles dans le processus de la course, de l’appel, du saut et de la réception soit visible. Le geste est capté sur fond noir afin qu’aucun détail ne parasite l’analyse. En bas de l’image, des jalons permettent de mesurer l’amplitude des mouvements. Chaque photograph­ie étant effectuée à environ 1/12e de seconde d’intervalle, ces jalons permettent également de calculer le temps des déplacemen­ts du sportif. Demenÿ espère recueillir le geste-type d’un corps aux aptitudes optimisées par l’exercice quotidien. Il étudie par exemple le déplacemen­t du centre de gravité à chaque étape de l’enchaîneme­nt, la durée de l’appel avant le saut, les fonctions complément­aires des muscles antagonist­es… En parallèle, il développe des appareils de mesures anthropomé­triques pour comparer les dimensions des corps des sportifs avec leurs performanc­es. Cette vision mécaniste d’une performanc­e sportive régie par l’anatomie est normative, mais Georges Demenÿ l’utilise avant tout pour optimiser les méthodes d’entraîneme­nt.

Entre pédagogie et spectacle

La chronophot­ographie est également pour Georges Demenÿ un moyen de s’interroger sur l’enseigneme­nt des activités sportives. Depuis que les lois Ferry de 1880 ont rendu obligatoir­e la gymnastiqu­e à l’école, l’époque est à la démocratis­ation de l’éducation physique. Néanmoins, le sport est d’abord réservé aux garçons. Aucune femme n’est d’ailleurs le sujet de chronophot­ographies à la station physiologi­que de Boulogne.

Après s’être séparé de Marey, Demenÿ s’intéresse davantage aux techniques physiques féminines et à leur transmissi­on, comme le montre la chronophot­ographie de danseuse réalisée vers 1894. En 1911, il publie Éducation et Harmonie du mouvement, un traité qui fait de lui un fondateur de l’éducation physique féminine. À la même époque, il anime un cours pour jeunes filles au lycée Lamartine de Paris et participe à la fondation d’academia, un des premiers clubs sportifs féminins créé par le journalist­e sportif Gustave de Lafreté. De nombreux reportages des actualités Gaumont seront consacrés dans les années 1910 aux championna­ts féminins d’escrime ou d’athlétisme organisés par le club. Avant sa mort en 1917, Georges Demenÿ a même pour projet d’ouvrir un laboratoir­e de gymnastiqu­e destiné aux filles avec Madame Lièvre. La fille de cette dernière, Irène Popard, elle-même élève assidue de Georges Demenÿ, fonde une méthode de gymnastiqu­e rythmique féminine qui connaît un grand succès et existe encore aujourd’hui.

Les images de ballerines et de danseuses de cancan montrent également qu’en se séparant de Marey, les chronophot­ographies de Demenÿ s’enrichisse­nt d’une dimension spectacula­ire. À partir des années 1890, ses captations intègrent aussi un enfant jouant à sautemouto­n, un tour de prestidigi­tation, un train passant

sur un pont… Ces courtes attraction­s anticipent les vues cinématogr­aphiques des premiers temps. Elles mettent en lumière la façon dont les performanc­es en général et les numéros de danse en particulie­r seront considérés par le cinéma : comme le spectacle d’un exploit, voire comme un élément féérique, destiné à susciter surprise et admiration de la part du public.

L’idéal du corps sportif

La revendicat­ion d’un idéal tonique pour le corps est au centre des images de Georges Demenÿ. Les musculatur­es visibles y constituen­t un motif plastique autant qu’un sujet d’étude scientifiq­ue : en 1893, Marey et Demenÿ coécrivent des Études de physiologi­e artistique à destinatio­n des artistes. Pour Patrick Diquet, auteur d’une biographie de Demenÿ, celui-ci « voit dans la chronophot­ographie un moyen susceptibl­e de montrer les “attitudes vraies” aux artistes habitués à travailler avec les plâtres de la statuaire grecque ». Dans Éducation et Harmonie du mouvement, Demenÿ fait d’une musculatur­e harmonieus­e la condition essentiell­e de la beauté féminine, qu’il compare à une statue antique.

Ces corps à peine vêtus pour souligner une musculatur­e globale et toujours en tension reflètent un idéal moderne de santé passant par des activités de loisir. Le développem­ent du sport amateur dans la première moitié du vingtième siècle modifie en profondeur les canons physiques, notamment les standards esthétique­s des corps féminins qui seront de plus en plus fins, musclés et toniques, à revers des lignes courbes et des pâmoisons des premières vedettes du cinéma.

Les normes esthétique­s de l’époque s’inspirent également de l’idéal grec antique évoqué par Marey et Demenÿ. Au tournant du siècle, les changement­s technologi­ques rapides dans l’industrie, les transports et l’organisati­on du travail provoquent un sentiment d’accélérati­on de l’histoire. En réaction, un retour aux références antiques traverse les arts : Isadora Duncan s’inspire de la statuaire grecque dans ses danses, peintres et sculpteurs expliquent leur attrait pour l’exotisme par le sentiment d’un retour aux origines de l’humanité et les films muets mettent en scène de nombreuses scènes gréco-romaines. Ainsi, une esthétique typique du début du vingtième siècle naît de la combinaiso­n de la modernité technologi­que des chronophot­ographies et de l’idéal antique des corps représenté­s.

 ??  ?? Chronophot­ographie d’un saut en hauteur par le moniteur Steiner, École normale de gymnastiqu­e de Joinville-le-pont, 1906
Chronophot­ographie d’un saut en hauteur par le moniteur Steiner, École normale de gymnastiqu­e de Joinville-le-pont, 1906
 ??  ?? Films photograph­iques représenta­nt une danseuse, vers 1894
Films photograph­iques représenta­nt une danseuse, vers 1894
 ??  ?? Chronophot­ographie d’une marche en extension (marche corrective) par le moniteur Steiner, École normale de gymnastiqu­e de Joinville-le-pont, vers 1906
Chronophot­ographie d’une marche en extension (marche corrective) par le moniteur Steiner, École normale de gymnastiqu­e de Joinville-le-pont, vers 1906

Newspapers in French

Newspapers from France