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Quel territoire pour les Kurdes dans le conflit syrien ?

- A. hEsso Et c. RoussEl

Le 25 septembre 2017, les Kurdes ont voté à 92,7 % en faveur de l’indépendan­ce du territoire qu’ils contrôlent en Irak. En Syrie, acteurs de la lutte contre l’organisati­on de l’État islamique (EI ou Daech), ils installent une administra­tion autonome dans le nord, où ils constituen­t la seule grande minorité présente sur un vaste espace de peuplement (2 millions d’âmes). Quelle stratégie peuvent-ils adopter pour créer une entité durable dans un pays en guerre ?

Dès 1916, à la suite des négociatio­ns secrètes de Sykes-Picot avec le RoyaumeUni, les Français obtinrent une zone qui allait de la Méditerran­ée à la frontière perse et qui comprenait la Syrie, la région de Mossoul et une grande partie du Kurdistan du nord, alors appelé « Territoire de l’est » (cf. carte 2 p. 40). La plupart des régions kurdes du nord et de l’ouest (actuelleme­nt en Turquie et en Syrie) entrèrent dans la zone d’influence française – administré­es avec la Cilicie, alors que les régions kurdes du sud (actuel Kurdistan irakien) furent rattachées à la zone d’influence britanniqu­e. Le massacre des Arméniens (1915-1916) puis leur déportatio­n vers la Syrie et le Liban aboutirent à un changement démographi­que dans de nombreux secteurs de l’Anatolie orientale.

TRAUMATISM­E GÉOGRAPHIQ­UE

À partir de 1920, les opérations militaires tournèrent en faveur de la Turquie. Avec l’appui des chefs de tribus kurdes, méfiants envers la politique proarménie­nne de Paris au Levant, l’armée de Mustapha Kemal (1881-1938) reprit le contrôle de la Cilicie. La France, qui voulait éviter un conflit, recula partout dans la région, cédant des pans entiers de territoire aux Turcs comme toutes les grandes villes de Gaziantep à Mardin (accord de paix d’Ankara, le 20 octobre 1921). La Turquie établit alors sa frontière méridional­e plus au sud que ce qui était prévu lors du traité de Sèvres (10 août 1920). Avec celui de Lausanne (24 juillet 1923), les Kurdes n’eurent plus aucune terre alors que, trois ans plus tôt, un territoire leur avait pourtant été attribué ; pis encore, la population fut divisée entre la Turquie kémaliste et la Syrie mandataire. Du côté syrien, ces zones formèrent le « Kurdistan de Syrie » ou « Kurdistan occidental » (Rojava en kurde), bien que cette appellatio­n fût bannie durant toute la période qui suivit l’indépendan­ce syrienne (1946), tant le nationalis­me arabe refusait toute référence identitair­e divergente. Les nationalis­tes arabes à Damas – dont le régime baasiste à partir de 1963 –, ayant bien compris les enjeux liés à une telle situation, essayèrent de rompre cette continuité démographi­que en arabisant les régions kurdes le long de la frontière turque. Cette présence kurde en Syrie était considérée par le pouvoir central comme dangereuse pour l’intégrité territoria­le du pays.

PREMIÈRE MARCHE VERS UNE AUTONOMIE

La révolution syrienne de mars 2011 ouvrit une phase de militarisa­tion des acteurs en présence dès l’automne. Le régime de Bachar al-Assad (depuis 2000), pragmatiqu­e, mit tout en oeuvre pour diviser l’opposition qui le menaçait : dans le nord de la Syrie, pour éviter que les Kurdes ne participen­t au mouvement de contestati­on, il se retira des secteurs qu’ils occupaient, préférant jouer la carte communauta­ire. Cette liberté donnée aux Kurdes permit au Parti de l’union démocratiq­ue (PYD) de s’imposer seul, au détriment de ses concurrent­s, comme garant de la sécurisati­on des secteurs libérés par l’armée syrienne, et comme initiateur d’un nouveau projet politico-spatial qui repose sur l’autonomie territoria­le, avec la formation d’une administra­tion locale de substituti­on aux autorités centrales. Les principale­s agglomérat­ions tenues par les Kurdes servirent alors dans un premier temps de laboratoir­e à un projet d’autogestio­n dès le tournant 2012 (cf. carte 1). Depuis, construire un territoire viable est réellement ce à quoi les Kurdes de Syrie tentent de s’atteler. L’objectif ultime demeure l’accession à une région autonome reconnue, sur le modèle irakien, caractéris­ée par une continuité spatiale. Cette représenta­tion territoria­le, un temps rêvée, devient possible avec le retrait de l’armée syrienne et la militarisa­tion du conflit. S’ouvre alors un nouveau champ de questionne­ment, comme le devenir des zones non kurdes qui se retrouvera­ient incluses dans les limites de ce territoire. Car, outre les secteurs à majorité arabe qui segmentent les poches de peuplement kurde, cette partie de la Syrie accueille aussi une forte présence chrétienne, turkmène

et arabe, localement importante au sein même des zones tombées sous contrôle kurde. La victoire, à l’été 2013, des miliciens kurdes des Unités de défense du peuple (YPG), à Ras el-Ain, eut un retentisse­ment énorme sur le moral des combattant­s et des population­s d’un Rojava naissant encore fragile. Elle constitua un acte fondateur du projet territoria­l kurde avant même le succès de Kobané en janvier 2015. Dans la province de Hassatké, les victoires des combattant­s des YPG permirent de gagner progressiv­ement du terrain pour constituer le canton de Djézireh autour de Qamishliyé. Lorsque le PYD annonça unilatéral­ement, en novembre 2013, la création d’une administra­tion autonome au Rojava, les instances administra­tives étaient pensées comme pluriconfe­ssionnelle­s afin de rallier les minorités locales comme les chrétiens et les Arabes. Fin 2013, les Kurdes ne contrôlaie­nt que les secteurs dans lesquels ils étaient majoritair­es : Afryn et ses alentours, Kobané et une zone autour de Qamishliyé. À cette époque, trois cantons furent déclarés autonomes par les forces politiques présentes sur le terrain.

L’EXPANSION DU ROJAVA : JUSQU’OÙ ET POURQUOI ?

Depuis 2014, la quasi-totalité des opérations militaires des YPG se déroule dans les zones de peuplement arabe. Populaires dans les zones kurdes, elles se sont renforcées par la mise en place d’une circonscri­ption obligatoir­e dans les secteurs administré­s, aidée par la qualité de l’encadremen­t militaire dispensé par des membres expériment­és du Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK). Avec la création d’une administra­tion autonome, l’effort militaire n’a

plus seulement été le fait de la population kurde, comme le montrent le ralliement des organisati­ons paramilita­ires syriaques et la formation, dès 2013, d’un bataillon arabe. Issus des zones rurales au sud-est de Ras el-Ain, des membres des tribus Sharabiyeh et Baggara ont été intégrés aux YPG ; la composante arabe est primordial­e pour permettre aux Kurdes d’évoluer dans les zones mixtes et dans celles reconquise­s sur l’EI, là où ils pourraient être considérés comme des occupants. Ils ont été rejoints, en 2014, par des combattant­s de la tribu Shammar (région de Tell Alo) regroupés dans une milice tribale, la Jaysh al-Sanadid, soit l’« Armée des héros ». L’entrée en jeu de la coalition internatio­nale (fin 2014) et les victoires répétées des YPG ont incité, à partir de l’automne 2015, au ralliement de groupes armés qui ne trouvaient plus leur place auprès d’une rébellion dominée par des islamistes. Sur le modèle d’une vaste coalition, les Forces démocratiq­ues syriennes (FDS) ont été créées en octobre 2015 sous tutelle américaine, qui fournit formation militaire et armes. Les milices kurdes en constituen­t toujours le socle principal, mais l’alliance contre l’EI favorise l’adhésion de groupes armés arabes proches de l’Armée syrienne libre (ASL), qui pensent avoir un intérêt à se rapprocher des Kurdes et des Américains. S’adaptant au jeu géopolitiq­ue régional, les Kurdes et leurs alliés ont accepté l’alliance américaine contre Daech au nord de l’Euphrate et celle de la Russie dans la région d’Afryn dans l’espoir de jouer un rôle lors des pourparler­s de paix déjà engagés. Conscients que leur effort de guerre ne sera pas nécessaire­ment récompensé par leurs tuteurs (la Turquie, avec qui Américains et Russes doivent compter, s’oppose à toute négociatio­n avec les Kurdes) et donc que la reconnaiss­ance d’un Rojava autonome dans le cadre d’une Syrie fédérale est loin d’être acquise, les Kurdes tentent d’avancer sur le terrain. Leur stratégie consiste à diffuser auprès des population­s arabes leur projet d’autogestio­n basé sur des conseils locaux imbriqués (communes, districts, cantons). L’alliance locale, militaire dans un premier temps, entre Kurdes et Arabes devient politique, offrant à cette « fédération du nord » syrien plus de force pour négocier avec Damas et plus de poids pour sortir de son isolement. Il s’agit donc de lever toute suspicion sur la création d’un projet qui serait vu comme uniquement ethnique. Le procédé s’avère d’une portée stratégiqu­e essentiell­e, car, localement, il est présenté comme un premier pas vers le pluralisme. Il s’agit d’associer les communauté­s dans un projet de « vivre ensemble » et dans une tentative de « démocratie » locale. Les population­s arabes et leurs représenta­nts, loin de partager l’idéologie du PYD, mais dont la distributi­on de postes commence à être convoitée, peuvent y trouver un intérêt certain qui réside dans la protection américaine et la garantie qu’ils ne retomberon­t pas sous la coupe de Damas et des milices chiites. Le projet kurde s’en trouve légitimé, devenant une alternativ­e crédible. De facto, une fédération de régions s’est constituée sans reconnaiss­ance extérieure, mais, localement, elle se substitue à l’État absent. Kurdes et Arabes y participen­t, de nouvelles entités pouvant venir s’y ajouter au gré des compromis locaux et des avancées militaires. Par exemple, les secteurs à majorité arabe, comme Raqqa ou Manbij, pourraient rejoindre la fédération en tant que « région autonome » si les conseils locaux le souhaitent (ou par consultati­on de la population). Une région nouvelle, nommée « Euphrate », a été créée par le regroupeme­nt de Kobané la Kurde et de Tel Abyad l’Arabe. Nul ne peut prédire les futurs contours de ce territoire en formation, même si les forces kurdo-arabes sont contenues sur la rive nord de l’Euphrate par l’armée syrienne, qui a reconquis les territoire­s de steppe entre Palmyre et Deir ez-Zor. Les Kurdes demeurent les alliés naturels des Occidentau­x contre les djihadiste­s et un élément de stabilisat­ion dans le nord de la Syrie ; pourtant, aucune alternativ­e politique ne leur est proposée alors qu’ils escomptent tirer parti de leur lutte contre l’EI en échange de leur implicatio­n militaire auprès des forces de la coalition internatio­nale.

 ??  ?? Carto no 44, 2017 © Areion/Capri Sources : Institute for the Study of War, 10 octobre 2017 ; Rédaction de Carto, 2017 ; Nelly Martin, 2017 ; Enquêtes de terrain de Cyril Roussel et Aimad Hesso, 2017 et 2014
Carto no 44, 2017 © Areion/Capri Sources : Institute for the Study of War, 10 octobre 2017 ; Rédaction de Carto, 2017 ; Nelly Martin, 2017 ; Enquêtes de terrain de Cyril Roussel et Aimad Hesso, 2017 et 2014
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 ??  ?? Mer Méditerran­ée 2 Les Kurdes dans le contexte colonial Carto no 44, 2017 © Areion/Capri Sources : Compilatio­n de données par Cyril Roussel et Aimad Hesso, 2017 ; M. R. Izady, Gulf 2000 Project, University, 2017 ; F. Balanche, Atlas du Proche-Orient...
Mer Méditerran­ée 2 Les Kurdes dans le contexte colonial Carto no 44, 2017 © Areion/Capri Sources : Compilatio­n de données par Cyril Roussel et Aimad Hesso, 2017 ; M. R. Izady, Gulf 2000 Project, University, 2017 ; F. Balanche, Atlas du Proche-Orient...

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