Causette

Nicolas Philibert : le goût des autres

- PAR LAURENCE GARCIA - PHOTOS SEB LEBAN POUR CAUSETTE

Dans le cinéma de Nicolas Philibert, les acteurs et actrices sont des héros et héroïnes de la vraie vie : l’instit d’une classe unique de campagne dans Être et avoir, ou encore des étudiantes infirmière­s dans De chaque instant, qui vient de sortir en salles. Depuis quarante ans, le plus connu des documentar­istes français signe des « fictions du réel ». Un cinéma humaniste qui donne le premier rôle à l’être plutôt qu’à l’avoir, à l’infirmière plutôt qu’au trader.

Ce qui frappe d’emblée chez Nicolas Philibert, c’est la douceur de son regard bleu rieur et ce filet de voix qui semble si fragile. Ses mots sont posés, mesurés, feutrés, limite chuchotés. L’homme se la raconte peu, il n’est pas de ces cinéastes du tout à l’ego qui fanfaronne­nt à tout va. Philibert est un vrai curieux des autres, la bienveilla­nce n’est pas un concept marketing pour lui. Derrière son apparente tranquilli­té se cache aussi un vrai faux serein. « J’aime rester à ma place. » Sa place, c’est derrière la caméra, dans l’ombre de ceux qu’il filme pour mieux capter un regard, une émotion, « l’invisible du sensible » . Dans son salon lumineux, pas loin du cimetière du PèreLachai­se, à Paris, deux caméras sur pied face à la fenêtre, des statues africaines, des bouquins sur Godard, Chaplin, Resnais et Visconti. On a beau chercher dans sa DVDthèque, aucune jaquette de ses films. Et pourtant, il en a tourné : une vingtaine de documentai­res de cinéma, dont le fameux Être et avoir, mais aussi La Ville Louvre et Le Pays des sourds. À 67 ans, avec son allure de trappeur urbain, Philibert, on le connaît sans le connaître.

Si l’homme pèse ses mots, c’est parce qu’ils lui ont longtemps résisté. Timide, complexé, terrorisé par tous ces exposés à faire debout devant la classe, le petit Nicolas avait l’impression d’être un handicapé du langage. Surtout quand on a un père prof de philo ! Un prof ultra brillant qui captait toute la lumière et l’attention de ses étudiant·es de la fac de Grenoble (Isère). Comment rester un esprit libre et penser par soi-même, voilà ce que le père enseignait à la manière de Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus. Papa Philibert est aussi un grand cinéphile, fan des films de Bergman et de Rossellini qu’il projette en VO dans le ciné-club de la ville, avec le fiston assis sagement au premier rang, entouré de ses deux frères et de sa soeur.

Dans la famille Philibert, il y a aussi la mère, Janine. Infirmière durant la guerre, elle fut une des premières « équipières de la Cimade [associatio­n de solidarité active avec les personnes opprimées et exploitées, ndlr] qui, à l’époque, cachait les Alsaciens et les Allemands fuyant l’Allemagne nazie. » Sauf que Janine est juive et doit se réfugier à son tour à Genève, en 1942. Après la guerre, elle travaille au Crous de Grenoble, dans le service d’accueil des étudiant·es étranger·ères et milite au planning familial. « Je vais vous faire une confidence », lâche Philibert en cherchant ses mots. Arrêt sur image. Silence. « Je n’en ai jamais parlé, c’est la première fois, par pudeur peut-être. Ma mère, qui a 98 ans aujourd’hui, s’appelle Janine Veil. C’est la soeur aînée d’Antoine Veil [le mari de Simone]. Simone Veil était ma tante. Je me souviens encore de toutes nos discussion­s sur la liberté en faisant la vaisselle. Elle nous impression­nait, nous autres gamins. Je ne partageais pas les mêmes votes politiques que ma tante, mais j’ai toujours été fier de son

“Simone Veil était ma tante. Je me souviens encore de toutes nos discussion­s sur la liberté en faisant la vaisselle ”

engagement. » Mais pourquoi n’en avoir jamais parlé ? « Par pudeur, je vous dis. On ne se refait pas. Je viens d’une famille où l’on met à distance toute notion de notoriété. »

Finalement, le grand Nicolas fera une licence de philo comme papa, et filmera tous ces actes courageux du quotidien au service de l’autre, comme maman Janine et tante Simone. « Je fais des films avec les gens plutôt que sur les gens. Je fais de la fiction avec les acteurs et actrices de la vraie vie, des invisibles idéalistes qui résistent comme ils peuvent. Je ne cherche pas à photocopie­r le réel. Je raconte des histoires réalistes avec le point de vue totalement subjectif de l’auteur. Le documentai­re est un territoire aussi surprenant que la vraie vie, et c’est une autre manière de faire du cinéma qui me ressemble. » Du cinéma direct, comme on disait dans les années 1970, du temps de son mentor, le réalisateu­r René Allio, qui a aussi inspiré toute une génération de cinéastes engagés, tel Robert Guédiguian. « Allio m’a embauché à 19 ans comme assistant stagiaire, en 1970, pour son film Les Camisards. Il ne se prenait pas pour un maître, il ne disait pas “fais comme moi, mais soyez vous-même”. »

Un cinéma politique, pas militant

C’est en 1978 que Philibert coréalise son premier doc, La Voix de son maître, avec son camarade Gérard Mordillat. Une immersion dans l’univers des grands patrons des années 1980, l’esquisse du futur monde gouverné par la finance libérale. Vient ensuite Le Pays des sourds, une magnifique plongée dans le monde des malentenda­nt·es, puis La Moindre des choses, bouleversa­nt document sur les patient·es de La Borde, dans le Loir-etCher, cette clinique psychiatri­que d’avantgarde créée en 1953 par le Dr Jean Oury, où les pensionnai­res circulent librement au milieu des soignant·es sans blouse. En 2012, pour La Maison de la radio, Philibert s’est enfermé des mois dans le siège de Radio France pour filmer ce qui ne se voit pas : l’imaginaire des voix.

Du cinéma politique, mais pas militant, voilà le projet. Philibert se méfie des pamphlétai­res démagos à la Michael Moore, « qui réfléchiss­ent à la place du spectateur et de la spectatric­e. Mes documentai­res soulèvent des questions existentie­lles sans jamais apporter de réponse formatée, sans voix off ni commentair­e ni musique qui surligne. Qui suis-je pour penser à la place de l’autre ? Je me documente très peu sur mon sujet. Je tourne à partir de mon ignorance et de l’intuitif pour ne pas programmer le hasard. Moins j’en sais, mieux je rencontre. »

Qui dit Philibert dit, bien sûr, Être et avoir, LE film qui l’a fait connaître du grand public. C’était il y a seize ans. La caméra suit un instit de campagne dans une classe unique d’un petit village du Puy-de-Dôme. 1,8 million d’entrées. Succès, puis procès. Face à tant d’engouement, l’instit et les familles des élèves se rebiffent et réclament leur part du gâteau pour droit à l’image en se revendiqua­nt coauteur·es. Ils sont débouté·es. Être et se faire avoir… Plus envie d’en parler. C’est une vieille histoire qui n’a jamais entamé son désir de filmer les autres. Humaniste indécrotta­ble, il croit en la force du collectif. « Je me raccroche à l’idée que le monde sera meilleur dans le partage des savoirs. » « Avec Nicolas, à travers ce cinéma d’immersion, nous prenons le temps du temps, ce qui est une forme de résistance dans notre industrie, pour filmer des rencontres sincères avec les gens, sans les traiter comme des sujets ni des objets, mais comme des acteurs de la beauté dans la solidarité », ajoute Julie Bertuccell­i, réalisatri­ce du documentai­re La Cour de Babel, sur une classe d’accueil de collégiens primoarriv­ants.

Après l’instit, l’infirmière, comme le fut sa mère. Voilà l’héroïne de son nouveau film, De chaque instant. Les fameuses blouses blanches, Philibert les a fréquentée­s de près, il y a deux ans, après avoir été hospitalis­é d’urgence en soins intensifs, à la suite d’une embolie pulmonaire. « Ensuite, je suis parti direct en repérage ! Le hasard a bien fait les choses, ça faisait longtemps que je tournais autour de ce sujet. »

Philibert a choisi l’angle de l’apprentiss­age en filmant durant six mois des étudiant·es infirmiers et infirmière­s d’une vingtaine d’années et leurs formateurs et formatrice­s de l’IFPS (Institut de formation paramédica­le et sociale) de la Fondation OEuvre de la Croix Saint-Simon, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). « J’ai choisi cet institut laïque pour sa grande mixité sociale et culturelle, qui dessine le portrait collectif d’une France très contempora­ine et de notre personnel de santé. Je voulais filmer une jeunesse prête à s’engager pour les autres », explique-t-il. Quelques rares garçons apparaisse­nt à l’image, le métier étant majoritair­ement féminin (12 % d’hommes), donc sousvalori­sé et mal payé… « Et pourtant, chaque année, 30 000 jeunes femmes choisissen­t ces études. C’est un métier à la fois difficile et idéalisé, qui attire encore. Les patient·es que j’ai filmé·es ont accepté spontanéme­nt ma caméra dans leur chambre d’hôpital en me disant : “Allez-y ! C’est important, on a besoin des infirmière­s !” » Dès les premières images, on voit des mains qui ne cessent de se laver. Des mains jeunes, blanches, noires, qui se frottent, se savonnent méthodique­ment jusqu’au poignet. Règle d’hygiène élémentair­e. Des mains qui devront apprendre à toucher « des corps malades, souffrants, déprimés, des corps de gamins, de vieux ou de SDF, qui ne sont pas toujours faciles à regarder, qui ont peur de la mort. Toucher un corps ne va pas de soi », prévient une formatrice.

Instants burlesques

Durant la première année de formation, ces mains s’exercent à faire des piqûres et des massages cardiaques sur des mannequins en mousse, à prendre la tension sur une camarade de la promo. Les étudiant·es sont souriant·es, solaires, solidaires, courageux et courageuse­s, avec l’envie d’apprendre, « de bien faire et de se sentir utiles ». Au début, durant les cours théoriques, l’ambiance est détendue, voire potache. « Elles sont encore dans le virtuel, la fiction, pas la vraie vie », remarque Philibert. Celui-ci saisit des scènes cocasses, limite burlesques, comme cet élève garçon qui simule un accoucheme­nt, jambes écartées, face aux filles à la fois amusées et gênées. En groupe, on s’épaule, se rassure, rate une simulation de perfusion, s’excuse, flippe, recommence, interroge le formateur ou la formatrice. « Derrière chaque geste qui semble fluide, il y a toute une dextérité et une technicité ultra complexe. J’ai été frappé par l’étendue des connaissan­ces théoriques, que ce soit en biologie, en pharmacolo­gie, en anatomie, en protocoles qu’exige ce métier. »

“Les infirmiers et les infirmière­s sont des vrai·es héros et héroïnes qui doivent à la fois prendre soin et produire du soin, ce qui n’est pas toujours conciliabl­e ”

La formation intense dure trois ans, avec six stages obligatoir­es en milieu hospitalie­r, en Ehpad, en soins de longue durée et en santé mentale et psychiatri­e pour découvrir toute la diversité (et difficulté) de la culture soignante. Puis viennent les retours de stages et les entretiens confidenti­els entre les infirmiers et les infirmière­s, et leurs formateurs et formatrice­s référent·es.

Le réel en pleine face

Plan rapproché : les visages sont tendus, défaits, les larmes coulent. L’une évoque la pression de la hiérarchie dans un service en sous-effectif, comme partout ailleurs dans l’hôpital public. Un autre doute sur la façon de trouver les bons mots qui rassurent un·e malade en fin de vie. Une autre encore s’effondre après avoir assisté au décès de plusieurs patient·es lors de son stage en soins palliatifs. Les futur·es soignant·es prennent en pleine figure le manque de moyens, le stress, le temps perdu en paperasses, le rendement obligatoir­e, le mépris de quelques cadres. Certain·es se mettent à douter de leur vocation. « Je dirai engagement. Quand on dit : tu as la vocation, ça sous-entend, ne te plains pas, c’est toi qui l’as choisi. Ce sont des vrai·es héros et héroïnes, qui doivent à la fois prendre soin et produire du soin, ce qui n’est pas toujours conciliabl­e. »

À la fin du film, on s’interroge : pourquoi ce métier si dur, si exigeant, si essentiel estil à ce point mal payé ? Si peu considéré ? Voilà les questions posées par Philibert, qui nous laisse avec nos réponses.

Comme à chaque fois, avant la sortie en salles, Nicolas Philibert a projeté son film en avant-première à ses acteurs et actrices de la vraie vie. Comme à chaque fois, il a eu le trac. Comme à chaque fois, la salle a applaudi. Philibert monte sur scène, lui qui préfère la coulisse. « Pour les formateurs et formatrice­s comme pour les élèves, j’ai eu l’impression que c’est devenu leur film. » Y a-t-il plus belle réussite ?

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De chaque instant,de Nicolas Philibert.En salles.

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