“Tinder joue avec l’attente de l’inattendu, mais sans jamais la satisfaire ”
Igor Galligo est chercheur en philosophie à l’EHESS * et chercheur associé en design et théorie des médias à IXDM, en Suisse. Il est aussi le fondateur du think tank Noödesign. Son dada : analyser les transformations produites par les nouvelles technolog
CAUSETTE : Certaines personnes ont une utilisation intensive des applications de rencontre et développent du stress, de l’anxiété, une forme de déprime... Est-ce que les applications de rencontre favorisent cette sorte de « burn-out » ?
Difficile d’affirmer que
IGOR GALLIGO : l’usage de Tinder engendre de l’eczéma. Les expériences de Tinder varient en fonction des sensibilités, physiologies et psychologies de chaque utilisateur. Cependant, je pense que l’expérience d’usage de Tinder est structurellement déterminée par son ergonomie. Selon la psychologie freudienne, le philosophe grec Platon et le romantisme allemand, le sentiment amoureux se développe toujours à partir de la perception d’une qualité extraordinaire chez quelqu’un. Or nous sommes capables de passer des heures pour trouver cette qualité chez une personne. La ruse de Tinder est de jouer sur cette insatiable tendance. Il donne à voir autant de profils qu’il y a de membres inscrits, pour entretenir la croyance qu’une personne extraordinaire est probablement présente parmi l’immense quantité de membres connectés. Il faut juste encore swiper [balayer du doigt sur un écran un profil non retenu, nldr] un peu plus pour la découvrir et acheter les options qui le permettent !
La recherche de l’extraordinaire est structurellement et économiquement entretenue par Tinder. L’application ne propose plus de questionnaire, comme c’était le cas sur Meetic, mais un nombre immense de choix, qui stimule cette tendance psychique et permet d’en faire l’expérience. Cette expérience se réalise sur un mode consumériste, car la recherche peut se faire quasi simultanément en chatant avec plusieurs personnes à la fois. Il se produit donc ce que l’on nomme en sciences cognitives un « phénomène de multitasking » [différentes tâches sont réalisées dans une même unité temporelle, ndlr]. Le paradoxe, c’est que, sur Tinder, le multitasking devient un multidating. Plusieurs « dates » sont programmés puisque plusieurs matchs sont possibles simultanément. Le processus de recherche de la rencontre unique et idéale est alors constamment fragmenté. Tinder joue donc avec « l’attente de l’inattendu », mais sans jamais la satisfaire car il dissémine et dissipe structurellement notre attention, ce qui complique systématiquement la recherche amoureuse. Ce processus est très déceptif.
Justement, le burn-out ne vient-il pas de cette multiplicité qu’on ne parvient pas à gérer ?
Si l’attente est forte et le choix immense,
I. G. :
on peut être dépassé par la quantité de profils à analyser et à évaluer dans un contexte très concurrentiel comme Tinder, dont l’une des caractéristiques est la flexibilité de ses moyens d’interaction. Les matchs s’opèrent très rapidement et facilement, tout comme les échanges, mais les interlocuteurs peuvent disparaître aussi vite qu’ils sont apparus. C’est la perversité du dispositif. Si une interaction forte sur un plan émotionnel se produit entre deux participants et que l’un ne répond plus, car son attention est distraite ailleurs, portée sur de nouveaux membres, alors ça peut faire très mal à celui ou celle qui reste sans réponse. Dans une boîte de nuit, il y a aussi un contexte concurrentiel, mais la présence physique des interlocuteurs leur impose une plus forte attention durant le temps de leur échange. Il devient donc plus difficile de se dérober. Tinder vous place dans cette situation très paradoxale où vous êtes persuadé que la survenance de l’idéal peut surgir, mais il se peut que vous ne le trouviez jamais ou, pire, que vous n’arriviez jamais à développer un échange approfondi avec celui ou celle qui l’incarnerait, alors même que vous avez matché avec lui ou elle.
Beaucoup décrivent une forme de répétition infernale, les rencontres devenant toutes similaires…
C’est un problème. Les approches
I. G. : sont souvent les mêmes et deviennent homogènes : « Comment tu t’appelles ? Où tu vis ? » Et surtout la plus redoutée tant elle devient attendue : « Que faistu dans la vie ? » La standardisation des approches au sein d’une plateforme très concurrentielle suscite un stress, car il faut pouvoir se distinguer, mais en utilisant des formats d’expression et d’échange très pauvres (langage SMS) qui laissent peu de liberté pour se singulariser. Cela conduit à des stratégies d’accroche de plus en plus agressives, qui doivent parvenir à capter l’attention d’un match et à la maintenir le plus longtemps possible, en général jusqu’à ce qu’une rencontre physique soit programmée. La concurrence et la distraction deviennent ainsi un danger car votre match Tinder vous oublie très rapidement. Tout cela peut générer de l’anxiété.
Vous parlez de « dissémination attentionnelle ». Est-ce cela qui nous rend malheureux·se ?
À New York, j’ai pu observer que les
I. G. : gens se rencontrent de moins en moins physiquement car ils sont submergés de messages. La quantité de profils disponibles et les sollicitations attentionnelles sont tellement fortes que les utilisateurs n’arrivent pas à ménager du temps pour faire un choix et décider des profils qu’ils vont rencontrer physiquement. Il y a une tension entre la temporalité nécessaire pour réaliser un choix convaincant et la vitesse du zapping et du swipe à laquelle nous incitent la fluidité du dispositif et la quantité de choix existants. Tinder devient donc parfois un incessant manège, dont le plaisir du zapping est plus esthétique (au sens d’un pur plaisir visuel) qu’érotique, et prime sur l’objectif de la rencontre physique. Je pense aussi qu’un usage esthétique de Tinder devient aussi une stratégie de protection de l’usager, qui préfère contempler un manège plutôt que de se risquer à entrer dans l’arène de la drague virtuelle.
* L’École des hautes études en sciences sociales.