Causette

Herboriste­s : les néo-sorcier·ères

- PAR ALEXIA EYCHENNE - PHOTOS CONSTANCE DECORDE POUR CAUSETTE

Cueillette de plantes dans les sous-bois, distillati­on d’eaux florales à l’alambic ou macération de bourgeons, les herboriste­s se veulent les héritiers et héritières d’une médecine ancestrale, populaire, éclipsée au fil du temps par les médicament­s de synthèse. Leur discipline suscite un regain d’intérêt, mais une législatio­n stricte les conduit souvent à exercer dans l’illégalité.

Depuis son jardin du hameau de Kerbruc, Laure Salaün balaie des yeux les sousbois des environs, à la lisière des monts d’Arrée, un massif de landes à la pointe du Finistère. « Avant, quand je regardais la nature, je ne voyais que du vert, observet-elle. Aujourd’hui, j’en distingue toutes les nuances. Quand on apprend à nommer les choses, notre vision prend du relief. » Depuis une dizaine d’années, cette herboriste de 39 ans décèle, parmi les fourrés, l’ortie et la bruyère, la myrtille et le sureau, l’aubépine et l’ail des ours. Un panier au bras, elle sillonne le parc naturel d’Armorique et les terrains en agricultur­e bio, en quête de plantes médicinale­s. « Ici, il n’y a ni soja ni maïs. C’est important que les sols ne soient pas pollués. » Sa production provient à 40 % de la cueillette sauvage et elle cultive une trentaine d’autres espèces sur son terrain.

Son intérêt pour les plantes est né au cours d’une maîtrise d’ethnologie, dans les années 2000. Quelques années plus tard, elle se forme à l’Associatio­n pour le renouveau de l’herboriste­rie, à Paris, une

“Le savoir en herboriste­rie était aux mains des femmes, jusqu’à ce qu’on les chasse du monde médical” Laure Salaün

école, installée aujourd’hui en Ardèche, où les élèves apprennent les propriétés des végétaux. Puis elle se lance. Laure Salaün transforme les plantes dans un chalet en bois adossé à la longère où elle vit. En haut d’un escalier grinçant, ses récoltes sèchent sur des claies. Au rez-de-chaussée, l’herboriste mitonne une tisane : calendula, chrysanthe­mum, mélisse… imparable contre les « coups de mou » hivernaux, promet-elle, enveloppée dans un gilet à grosses mailles. Quand le soleil se pointe, elle sort dans le jardin son alambic en cuivre pour concocter des hydrolats 1. « La vapeur entraîne les propriétés des plantes et se condense pour former l’huile essentiell­e, puis l’eau florale », décrit-elle. L’hydrolat de bleuet est réputé bon pour les yeux, celui de lavande pour le sommeil… Laure Salaün fabrique aussi des macérats, des plantes infusées dans l’huile. Elle se voit un peu comme l’héritière des « sorcières » et guérisseus­es d’antan, qui soignaient par la nature. « Ces savoirs étaient alors aux mains des femmes, relève-t-elle, jusqu’à ce qu’on les chasse du monde médical. »

“Filière et métiers d’avenir”

À l’heure où les médicament­s de synthèse promettent des remèdes à la plupart des maux, l’herboriste­rie peut sembler surannée. La discipline connaît pourtant un retour en grâce. Thierry Thévenin, 54 ans, l’exerce depuis 1987. « Quand j’ai commencé, on n’était pas plus de soixante », se souvient-il. Président de la Fédération des paysan·nes herboriste­s, installé dans la Creuse, il estime aujourd’hui à près

d’un millier le nombre de ses confrères et consoeurs. S’y ajoutent les herboriste­s « de comptoir », qui vendent sans cultiver.

Intrigué, le Sénat a publié, fin septembre 2018, un rapport sur ce qu’il qualifie de « filière et métiers d’avenir ». Ainsi, la culture des plantes médicinale­s occupait 21 505 hectares en 2016. Une surface, certes, très modeste, mais en hausse de 39 % par rapport à 2010. Les installati­ons de production de plantes aromatique­s, à parfum et médicinale­s, enregistre­nt une croissance de 16 %, alors que la tendance générale est à la chute des vocations agricoles. Les cinq écoles d’herboriste­rie ont vu le nombre de leurs élèves passer de 480 à 1 230 entre 2008 et aujourd’hui. Plus de 80 % sont des femmes.

Phytothéra­pie… et allopathie

Côté demande, la perception des plantes médicinale­s a changé. « Jusqu’aux années 1950, on les a dénigrées, regrette Thierry Thévenin. On parlait de trucs de grands-mères, de bonnes femmes, voire de charlatans. La pensée rationnell­e était du côté des cachets. » Alors même que les principes

“À entendre certains représenta­nts des pharmacien­s, on passerait presque pour des empoisonne­urs” Thierry Thévenin

actifs des plantes composent une grande partie de la pharmacopé­e. À partir des années 1970, en pleine vague new age, émergent les papes de la phytothéra­pie, le docteur Jean Valnet ou l’herboriste Maurice Mességué. « Aujourd’hui, les gens ont compris que l’industrie du médicament était aussi un business, constate Thierry Thévenin. Les scandales comme celui du Mediator ont nourri la méfiance. Quitte à créer l’excès inverse : certains font désormais une confiance aveugle aux plantes et se défient des médicament­s… Je ne suis pas comme ça. On a la chance d’avoir les deux, autant profiter de chacun. » Les herboriste­s proposent le plus souvent des antidotes aux contrariét­és du quotidien : digestion pénible, sommeil erratique, jambes lourdes et compagnie. Sans contester la légitimité de l’allopathie en cas de troubles sérieux.

Récolter les plantes médicinale­s était un rêve de gosse pour Thierry Thévenin. Son grand-père, éleveur, s’en servait pour soigner ses bêtes. « Il m’emmenait cueillir, ça me fascinait quand j’étais môme. » Les premières années, il récolte pour une associatio­n qui revend à des labos. Mais arracher à la terre des plantes en grosse quantité, pour les écouler à bas coût, le chiffonne vite. « L’industrie n’est pas adaptée aux plantes médicinale­s, juge-t-il. Elle produit trop de gâchis, pour des végétaux fragiles. Je crois en une herboriste­rie en circuit court, où les gens consomment ce qui pousse autour d’eux. » L’herboriste applique à lui-même cette doctrine. « C’est un engagement à plein temps qui demande main-d’oeuvre et minutie. Mais si l’on fidélise la clientèle, on gagne correcteme­nt sa vie. » Il forme des stagiaires, mais ne recrute pas de salariés. Pas « l’âme d’un entreprene­ur ». Son quotidien est rythmé par les saisons. Mi-mars, la cueillette démarre avec les bourgeons. Le pic de récolte dure

jusqu’à mi-août. L’automne amène la racine de gentiane, l’écorce d’aulne ou la bardane. Thierry Thévenin occupe l’hiver à trier, effeuiller et empaqueter.

Plainte de l’Ordre des pharmacien­s

« Élever les plantes, c’est plus un projet de vie qu’un métier », soutient aussi Charles Pioffet. Ce paysan s’est installé avec sa femme dans un village aveyronnai­s. Leur jardin de moyenne montagne, entretenu selon les principes de la permacultu­re recèle plus de cinq cents espèces. Le couple revendique une pratique de l’herboriste­rie cohérente avec une existence respectueu­se de la nature. « Pas question de cramer du gasoil pour aller chercher des plantes. Quand je le fais, c’est à pied, avec mon panier », se targue cet ancien tailleur de pierres. Son terrain est un joyeux bordel, un monde « vivant ». « On a très peu de cultures en rangs, assure-til. C’est l’être humain qui a inventé le cordeau. Et si une plante ne donne pas beaucoup une année, tant pis, c’est son rythme. »

Ces dernières années, les choses se sont toutefois corsées pour les herboriste­s. Thierry Thévenin a senti le vent tourner à partir de 2005. Cette année-là, il travaille au sein d’un groupement de petits producteur­s. La bande se retrouve condamnée en justice : exercice illégal de la pharmacie… En cause, la prêle des champs, aux propriétés réputées cicatrisan­tes. « La justice nous reprochait d’avoir vendu là un médicament en le faisant passer pour un aliment », explique l’herboriste. À l’origine de la plainte, l’Ordre des pharmacien­s, qui bénéficie en France d’un quasi-monopole sur la vente des plantes médicinale­s. Ça n’a pas toujours été le cas. Entre 1803 et 1941, un certificat d’herboriste permettait à ses titulaires de les commercial­iser sans obligatoir­ement posséder une officine. « Plus accessible financière­ment que la pharmacie, le métier d’herboriste au XIXe siècle est un métier de personnes modestes, en particulie­r de femmes », note le Sénat dans son rapport. Perçus comme « proches des gens », les herboriste­s sont alors vus comme « un peu sorciers, mais aussi guérisseur­s, capables de

“Aujourd’hui, les scandales comme celui du Mediator ont nourri la méfiance. Certains font désormais une confiance aveugle aux plantes”

Thierry Thévenin

miracles ». Mais ce certificat a été supprimé sous Vichy, et jamais rétabli. À la fin du XIXe siècle, déjà, les tenants d’une médecine moderne, scientifiq­ue, réclament la peau de l’herboriste­rie. Les 4 500 herboriste­s diplômés avant 1941 conservent le droit d’exercer jusqu’à leur mort. La dernière s’est éteinte en février 2018. Aujourd’hui, 546 plantes, dont la prêle, sont dans le giron des pharmacien­s. Les herboriste­s ont, certes, le droit d’en vendre 148 autres. Mais, même pour celles-ci, il leur est interdit d’informer leurs clients sur d’éventuelle­s vertus pour la santé, de conseiller sur leurs usages. Les certificat­s délivrés par les écoles ne bénéficien­t d’aucune reconnaiss­ance de l’État.

Au terme de trois ans de bataille, les producteur­s sont relaxés. Mais l’insécurité juridique est réelle. Beaucoup d’herboriste­s reçoivent des visites de la répression des fraudes. Des condamnati­ons tombent. «À entendre certains représenta­nts des pharmacien­s, on passerait presque pour des empoisonne­urs », grince Thévenin. Les herboriste­s jonglent donc avec la loi. La plupart assument de vendre des plantes « interdites », comme le calendula ou le plantain. « Elles poussent partout, s’agace Arlette Jacquemin. De quel droit l’industrie pharmaceut­ique se les approprier­ait-elle ? » Cette herboriste de 35 ans se présente comme une « néo-paysanne » tombée amoureuse du travail de la terre. Dans son pavillon près de Morlaix, elle est devenue une pro des contorsion­s sémantique­s à l’heure de rédiger ses sachets. Sa tisane appelée « Tousserie » sous-entend que le mélange soulage les bronches, sans prendre trop de risques… Arlette Jacquemin prévient toutefois ses clients que ses plantes peuvent être contre-indiquées. C’est là l’argument des partisans du monopole pharmaceut­ique : certains végétaux interagiss­ent avec les médicament­s, perturbent ou diminuent leurs effets. Comme le millepertu­is, soupçonné d’affaiblir, entre autres, l’efficacité de la pilule. Le millepertu­is, réputé antidéprim­e, est pourtant en vente libre dans tous les magasins bio et les pharmacies. Tous les profession­nels le commercial­isant se soucient-ils vraiment d’avertir les clients de ces supposés effets secondaire­s ?

« On est d’accord pour dire qu’il faut un vrai bagage pour conseiller sur l’usage des plantes. C’est même pour cela que l’on réclame une reconnaiss­ance de notre métier et des formations », plaide Thierry Thévenin. Rétablir un diplôme d’herboriste permettrai­t, selon lui, d’élever le niveau de connaissan­ces sur les plantes et leurs effets pour les herboriste­s, mais aussi pour les pharmacien­s et médecins, de plus en plus sollicités par leurs patients. Et de contrer les

informatio­ns qui prolifèren­t sur Internet, hors de contrôle. « Je me considère avant tout comme un paysan, je n’ai pas la prétention de soigner, insiste Charles Pioffet. Mon but, c’est que tout le monde se réappropri­e des savoirs que les grands-mères transmetta­ient avant oralement, et que la pharmacie a accaparés. » Dans son rapport, le Sénat évoque l’opportunit­é de « poursuivre la concertati­on […] pour envisager les conditions d’une reconnaiss­ance éventuelle des métiers d’herboriste­s ». Une pétition pour leur réhabilita­tion, lancée par Thierry Thévenin, a recueilli plus de 79 500 signatures. Parmi elles, se félicite-t-il, celles de médecins et de pharmacien­s réputés. Qui ouvrent la voie à une réconcilia­tion du monde des plantes et de celui des cachets.

“Le calendula ou le plantain poussent partout. De quel droit l’industrie pharmaceut­ique se les approprier­ait-elle ?” Arlette Jacquemin

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 ??  ?? Laure Salaün, créatrice de Terre Feuillanti­ne, sort son alambic en cuivre, dès que le soleil pointe, pour concocter des hydrolats.
Laure Salaün, créatrice de Terre Feuillanti­ne, sort son alambic en cuivre, dès que le soleil pointe, pour concocter des hydrolats.
 ??  ?? Thierry Thévenin, président de la Fédération des paysan·nes herboriste­s, croit en « une herboriste­rie en circuit court, où les gens consomment ce quipousse autour d’eux ».
Thierry Thévenin, président de la Fédération des paysan·nes herboriste­s, croit en « une herboriste­rie en circuit court, où les gens consomment ce quipousse autour d’eux ».
 ??  ?? Chez lui, dans sa société creusoise Herbes de vie, Thierry transvase dans un sac de stockage des plantes séchées sur une claie.
Chez lui, dans sa société creusoise Herbes de vie, Thierry transvase dans un sac de stockage des plantes séchées sur une claie.
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Dans le Finistère, Arlette Jacquemin, qui a créé L’Herberaie, ruse pour nommer ses tisanes car les herboriste­s n’ont pas le droit d’informer sur les vertus et les usages des plantes. Ainsi, l’une d’elle s’appelle « Tousserie ».
 ??  ?? Arlette, qui prépare, ici, des tisanes de Noël, prévient ses clients que certaines plantes peuvent être contre-indiquées.
Arlette, qui prépare, ici, des tisanes de Noël, prévient ses clients que certaines plantes peuvent être contre-indiquées.

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