Herboristes : les néo-sorcier·ères
Cueillette de plantes dans les sous-bois, distillation d’eaux florales à l’alambic ou macération de bourgeons, les herboristes se veulent les héritiers et héritières d’une médecine ancestrale, populaire, éclipsée au fil du temps par les médicaments de synthèse. Leur discipline suscite un regain d’intérêt, mais une législation stricte les conduit souvent à exercer dans l’illégalité.
Depuis son jardin du hameau de Kerbruc, Laure Salaün balaie des yeux les sousbois des environs, à la lisière des monts d’Arrée, un massif de landes à la pointe du Finistère. « Avant, quand je regardais la nature, je ne voyais que du vert, observet-elle. Aujourd’hui, j’en distingue toutes les nuances. Quand on apprend à nommer les choses, notre vision prend du relief. » Depuis une dizaine d’années, cette herboriste de 39 ans décèle, parmi les fourrés, l’ortie et la bruyère, la myrtille et le sureau, l’aubépine et l’ail des ours. Un panier au bras, elle sillonne le parc naturel d’Armorique et les terrains en agriculture bio, en quête de plantes médicinales. « Ici, il n’y a ni soja ni maïs. C’est important que les sols ne soient pas pollués. » Sa production provient à 40 % de la cueillette sauvage et elle cultive une trentaine d’autres espèces sur son terrain.
Son intérêt pour les plantes est né au cours d’une maîtrise d’ethnologie, dans les années 2000. Quelques années plus tard, elle se forme à l’Association pour le renouveau de l’herboristerie, à Paris, une
“Le savoir en herboristerie était aux mains des femmes, jusqu’à ce qu’on les chasse du monde médical” Laure Salaün
école, installée aujourd’hui en Ardèche, où les élèves apprennent les propriétés des végétaux. Puis elle se lance. Laure Salaün transforme les plantes dans un chalet en bois adossé à la longère où elle vit. En haut d’un escalier grinçant, ses récoltes sèchent sur des claies. Au rez-de-chaussée, l’herboriste mitonne une tisane : calendula, chrysanthemum, mélisse… imparable contre les « coups de mou » hivernaux, promet-elle, enveloppée dans un gilet à grosses mailles. Quand le soleil se pointe, elle sort dans le jardin son alambic en cuivre pour concocter des hydrolats 1. « La vapeur entraîne les propriétés des plantes et se condense pour former l’huile essentielle, puis l’eau florale », décrit-elle. L’hydrolat de bleuet est réputé bon pour les yeux, celui de lavande pour le sommeil… Laure Salaün fabrique aussi des macérats, des plantes infusées dans l’huile. Elle se voit un peu comme l’héritière des « sorcières » et guérisseuses d’antan, qui soignaient par la nature. « Ces savoirs étaient alors aux mains des femmes, relève-t-elle, jusqu’à ce qu’on les chasse du monde médical. »
“Filière et métiers d’avenir”
À l’heure où les médicaments de synthèse promettent des remèdes à la plupart des maux, l’herboristerie peut sembler surannée. La discipline connaît pourtant un retour en grâce. Thierry Thévenin, 54 ans, l’exerce depuis 1987. « Quand j’ai commencé, on n’était pas plus de soixante », se souvient-il. Président de la Fédération des paysan·nes herboristes, installé dans la Creuse, il estime aujourd’hui à près
d’un millier le nombre de ses confrères et consoeurs. S’y ajoutent les herboristes « de comptoir », qui vendent sans cultiver.
Intrigué, le Sénat a publié, fin septembre 2018, un rapport sur ce qu’il qualifie de « filière et métiers d’avenir ». Ainsi, la culture des plantes médicinales occupait 21 505 hectares en 2016. Une surface, certes, très modeste, mais en hausse de 39 % par rapport à 2010. Les installations de production de plantes aromatiques, à parfum et médicinales, enregistrent une croissance de 16 %, alors que la tendance générale est à la chute des vocations agricoles. Les cinq écoles d’herboristerie ont vu le nombre de leurs élèves passer de 480 à 1 230 entre 2008 et aujourd’hui. Plus de 80 % sont des femmes.
Phytothérapie… et allopathie
Côté demande, la perception des plantes médicinales a changé. « Jusqu’aux années 1950, on les a dénigrées, regrette Thierry Thévenin. On parlait de trucs de grands-mères, de bonnes femmes, voire de charlatans. La pensée rationnelle était du côté des cachets. » Alors même que les principes
“À entendre certains représentants des pharmaciens, on passerait presque pour des empoisonneurs” Thierry Thévenin
actifs des plantes composent une grande partie de la pharmacopée. À partir des années 1970, en pleine vague new age, émergent les papes de la phytothérapie, le docteur Jean Valnet ou l’herboriste Maurice Mességué. « Aujourd’hui, les gens ont compris que l’industrie du médicament était aussi un business, constate Thierry Thévenin. Les scandales comme celui du Mediator ont nourri la méfiance. Quitte à créer l’excès inverse : certains font désormais une confiance aveugle aux plantes et se défient des médicaments… Je ne suis pas comme ça. On a la chance d’avoir les deux, autant profiter de chacun. » Les herboristes proposent le plus souvent des antidotes aux contrariétés du quotidien : digestion pénible, sommeil erratique, jambes lourdes et compagnie. Sans contester la légitimité de l’allopathie en cas de troubles sérieux.
Récolter les plantes médicinales était un rêve de gosse pour Thierry Thévenin. Son grand-père, éleveur, s’en servait pour soigner ses bêtes. « Il m’emmenait cueillir, ça me fascinait quand j’étais môme. » Les premières années, il récolte pour une association qui revend à des labos. Mais arracher à la terre des plantes en grosse quantité, pour les écouler à bas coût, le chiffonne vite. « L’industrie n’est pas adaptée aux plantes médicinales, juge-t-il. Elle produit trop de gâchis, pour des végétaux fragiles. Je crois en une herboristerie en circuit court, où les gens consomment ce qui pousse autour d’eux. » L’herboriste applique à lui-même cette doctrine. « C’est un engagement à plein temps qui demande main-d’oeuvre et minutie. Mais si l’on fidélise la clientèle, on gagne correctement sa vie. » Il forme des stagiaires, mais ne recrute pas de salariés. Pas « l’âme d’un entrepreneur ». Son quotidien est rythmé par les saisons. Mi-mars, la cueillette démarre avec les bourgeons. Le pic de récolte dure
jusqu’à mi-août. L’automne amène la racine de gentiane, l’écorce d’aulne ou la bardane. Thierry Thévenin occupe l’hiver à trier, effeuiller et empaqueter.
Plainte de l’Ordre des pharmaciens
« Élever les plantes, c’est plus un projet de vie qu’un métier », soutient aussi Charles Pioffet. Ce paysan s’est installé avec sa femme dans un village aveyronnais. Leur jardin de moyenne montagne, entretenu selon les principes de la permaculture recèle plus de cinq cents espèces. Le couple revendique une pratique de l’herboristerie cohérente avec une existence respectueuse de la nature. « Pas question de cramer du gasoil pour aller chercher des plantes. Quand je le fais, c’est à pied, avec mon panier », se targue cet ancien tailleur de pierres. Son terrain est un joyeux bordel, un monde « vivant ». « On a très peu de cultures en rangs, assure-til. C’est l’être humain qui a inventé le cordeau. Et si une plante ne donne pas beaucoup une année, tant pis, c’est son rythme. »
Ces dernières années, les choses se sont toutefois corsées pour les herboristes. Thierry Thévenin a senti le vent tourner à partir de 2005. Cette année-là, il travaille au sein d’un groupement de petits producteurs. La bande se retrouve condamnée en justice : exercice illégal de la pharmacie… En cause, la prêle des champs, aux propriétés réputées cicatrisantes. « La justice nous reprochait d’avoir vendu là un médicament en le faisant passer pour un aliment », explique l’herboriste. À l’origine de la plainte, l’Ordre des pharmaciens, qui bénéficie en France d’un quasi-monopole sur la vente des plantes médicinales. Ça n’a pas toujours été le cas. Entre 1803 et 1941, un certificat d’herboriste permettait à ses titulaires de les commercialiser sans obligatoirement posséder une officine. « Plus accessible financièrement que la pharmacie, le métier d’herboriste au XIXe siècle est un métier de personnes modestes, en particulier de femmes », note le Sénat dans son rapport. Perçus comme « proches des gens », les herboristes sont alors vus comme « un peu sorciers, mais aussi guérisseurs, capables de
“Aujourd’hui, les scandales comme celui du Mediator ont nourri la méfiance. Certains font désormais une confiance aveugle aux plantes”
Thierry Thévenin
miracles ». Mais ce certificat a été supprimé sous Vichy, et jamais rétabli. À la fin du XIXe siècle, déjà, les tenants d’une médecine moderne, scientifique, réclament la peau de l’herboristerie. Les 4 500 herboristes diplômés avant 1941 conservent le droit d’exercer jusqu’à leur mort. La dernière s’est éteinte en février 2018. Aujourd’hui, 546 plantes, dont la prêle, sont dans le giron des pharmaciens. Les herboristes ont, certes, le droit d’en vendre 148 autres. Mais, même pour celles-ci, il leur est interdit d’informer leurs clients sur d’éventuelles vertus pour la santé, de conseiller sur leurs usages. Les certificats délivrés par les écoles ne bénéficient d’aucune reconnaissance de l’État.
Au terme de trois ans de bataille, les producteurs sont relaxés. Mais l’insécurité juridique est réelle. Beaucoup d’herboristes reçoivent des visites de la répression des fraudes. Des condamnations tombent. «À entendre certains représentants des pharmaciens, on passerait presque pour des empoisonneurs », grince Thévenin. Les herboristes jonglent donc avec la loi. La plupart assument de vendre des plantes « interdites », comme le calendula ou le plantain. « Elles poussent partout, s’agace Arlette Jacquemin. De quel droit l’industrie pharmaceutique se les approprierait-elle ? » Cette herboriste de 35 ans se présente comme une « néo-paysanne » tombée amoureuse du travail de la terre. Dans son pavillon près de Morlaix, elle est devenue une pro des contorsions sémantiques à l’heure de rédiger ses sachets. Sa tisane appelée « Tousserie » sous-entend que le mélange soulage les bronches, sans prendre trop de risques… Arlette Jacquemin prévient toutefois ses clients que ses plantes peuvent être contre-indiquées. C’est là l’argument des partisans du monopole pharmaceutique : certains végétaux interagissent avec les médicaments, perturbent ou diminuent leurs effets. Comme le millepertuis, soupçonné d’affaiblir, entre autres, l’efficacité de la pilule. Le millepertuis, réputé antidéprime, est pourtant en vente libre dans tous les magasins bio et les pharmacies. Tous les professionnels le commercialisant se soucient-ils vraiment d’avertir les clients de ces supposés effets secondaires ?
« On est d’accord pour dire qu’il faut un vrai bagage pour conseiller sur l’usage des plantes. C’est même pour cela que l’on réclame une reconnaissance de notre métier et des formations », plaide Thierry Thévenin. Rétablir un diplôme d’herboriste permettrait, selon lui, d’élever le niveau de connaissances sur les plantes et leurs effets pour les herboristes, mais aussi pour les pharmaciens et médecins, de plus en plus sollicités par leurs patients. Et de contrer les
informations qui prolifèrent sur Internet, hors de contrôle. « Je me considère avant tout comme un paysan, je n’ai pas la prétention de soigner, insiste Charles Pioffet. Mon but, c’est que tout le monde se réapproprie des savoirs que les grands-mères transmettaient avant oralement, et que la pharmacie a accaparés. » Dans son rapport, le Sénat évoque l’opportunité de « poursuivre la concertation […] pour envisager les conditions d’une reconnaissance éventuelle des métiers d’herboristes ». Une pétition pour leur réhabilitation, lancée par Thierry Thévenin, a recueilli plus de 79 500 signatures. Parmi elles, se félicite-t-il, celles de médecins et de pharmaciens réputés. Qui ouvrent la voie à une réconciliation du monde des plantes et de celui des cachets.
“Le calendula ou le plantain poussent partout. De quel droit l’industrie pharmaceutique se les approprierait-elle ?” Arlette Jacquemin