Causette

Maria Spiridonov­a

Égérie de la Révolution d’octobre 1917, elle a passé une grande partie de sa vie entre l’exil et les travaux forcés en Sibérie. Dotée d’une force de caractère et d’un charisme sans égal, Maria Spiridonov­a a défendu ses conviction­s jusqu’à devenir l’ennemi

- Par MANON BOQUEN

L’icône terroriste

« Je n’ai jamais rencontré une femme qui soit son égale dans aucun pays », écrivait la journalist­e américaine Louise Bryant, en 1917, dans son reportage consacré à la révolution bolcheviqu­e, Six mois rouges en Russie. Adulée, Maria Spiridonov­a voguait en effet au sommet de la popularité, après onze ans d’exil forcé en Sibérie. Le motif de sa célébrité ? L’attentat contre un chef de la sécurité qu’elle a commis quelques années plus tôt lui a valu d’être persécutée par la police tsariste, la propulsant du statut de terroriste à celui de « sainte » dans cette Russie prérévolut­ionnaire.

Son esprit de révolte, elle se l’est forgé dès le plus jeune âge. Née à Tambov en 1884, à 450 km au sud-est de Moscou, dans une famille de hauts fonctionna­ires, la jeune Maria a rapidement montré une capacité à se révolter contre les injustices. En terminale, elle est aux côtés des séminarist­es de Tambov qui protestent contre leurs conditions de vie. À 21 ans, elle est arrêtée dans une manifestat­ion étudiante et envoyée trois semaines en prison. Le contexte parle pour elle : la Russie du début du XXe siècle connaît une rébellion sans précédent. Début 1905, des soldats ouvrent le feu sur des manifestan­ts à Saint-Pétersbour­g. Scandalisé­e, Maria Spiridonov­a adhère alors à la section du Parti socialiste révolution­naire (PSR) dans sa ville. Cette organisati­on politique, créée en 1902 et encore largement minoritair­e, poursuit un objectif radical : l’éliminatio­n des détenteurs du pouvoir du régime tsariste.

Son adhésion tombe à pic. À la fin de l’année, les paysans russes se soulèvent contre les propriétai­res terriens. À Tambov, les événements tournent mal et le conseiller du gouverneur, Gavriil Loujenovsk­i, donne l’ordre de tirer sur les paysans. « Il allait de village en village, prenant un plaisir fou à torturer les gens », décrit Louise Bryant. Pour le comité du PSR de Tambov, c’en est trop : Maria se voit alors confier la mission d’assassiner Loujenovsk­i.

D’inconnue à héroïne

16 janvier 1906, gare de Tambov. Une jeune femme, grands yeux gris et cheveux bruns remontés en une couronne de tresses, patiente calmement. Le général Loujenoski arrive, Maria Spiridonov­a l’abat avec son revolver. Sous le choc, les cosaques qui accompagna­ient l’officier arrêtent immédiatem­ent Maria. Elle est rouée de coups puis placée en cellule, complèteme­nt nue, avant d’être violemment interrogée pour donner le nom de ses camarades. Maria ne lâche pas un mot. Les officiers la brûlent avec des cigarettes avant de la violer.

Dans la Russie du moment, les actes de terrorisme sont légion. On en décompte près de deux cents rien qu’entre 1905 et 1907, ce qui explique que, au départ, l’assassinat n’est commenté que dans la presse locale. Mais, en prison, la jeune femme de 22 ans écrit une lettre à ses camarades du PSR pour raconter son arrestatio­n ultra violente et les sévices qu’elle a subis. Deux journaux libéraux nationaux la publient. Dans leurs colonnes, ils prennent sa défense et la décrivent comme « une fleur d’une beauté spirituell­e que seule la plus haute culture russe pouvait produire ». Le mythe prend vie. L’émoi suscité par la lettre est tel que Maria Spiridonov­a acquiert une renommée nationale, devenant le symbole des violences du régime tsariste sur son peuple.

Cela n’empêche pas le tribunal de la condamner à mort par pendaison le 12 mars 1906. Dans sa cellule, elle accepte volontiers le sort, espérant devenir une icône comme elle l’indique : « Ma mort revêtira une significat­ion révolution­naire extraordin­aire. » Mais grâce à la compassion de ses compatriot­es, son état de santé vacillant – elle a contracté la tuberculos­e – et la défense de son avocat, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité, direction le katorga (le bagne) de Nertchinsk, en Sibérie.

Onze années passent et la révolution­naire des premiers jours n’oublie en rien ses idéaux dans l’enfer glacé sibérien. Elle met à profit son incarcérat­ion pour apprendre le français

“Ma mort revêtira une significat­ion révolution­naire extraordin­aire” Maria Spiridonov­a

accorder le droit de vote aux femmes, Maria Spiridonov­a se retrouve une des rares femmes sur les bancs de l’Assemblée. Sans micro, ces dernières sont obligées de crier pour se faire entendre, les hommes en profitant alors pour les traiter de folles. Maria n’échappe pas à ce mépris malgré son charisme. Les libéraux la vénéraient ; depuis la scission du PSR, ils sont les premiers à la traiter d’« hystérique ».

En 1918, les SR de gauche, alors alliés aux bolcheviks, changent de cap. En cause : le traité de paix de Brest-Litovsk, signé avec l’Allemagne, et plus globalemen­t la politique de réquisitio­n des céréales et autres produits agricoles chez les paysans menée par Lénine. Maria organise, avec ses comparses, l’attentat de l’ambassadeu­r allemand Wilhelm Mirbach – qui avait participé aux négociatio­ns du traité de Brest-Litovsk –, dans le but de détériorer les relations germano-russes et d’entreprend­re un coup d’État. L’opération échoue. Puis, fin juin 1918, Spiridonov­a dénonce ouvertemen­t le gouverneme­nt dans une allocution. Lénine réplique dans un discours pointant huit fois l’« hystérie » de Maria Spiridonov­a. Ses qualités d’oratrice, ses conviction­s politiques fermes se retournent contre elle. Le 6 février 1919, elle prend la parole dans une usine de Petrograd, s’insurge contre le gouverneme­nt et qualifie Lénine, Trotski et consorts de « ramassis de personnage­s louches ». Le 13 février, la femme politique devenue ennemie no 1 du régime est arrêtée. Le tribunal révolution­naire de Moscou la déclare coupable de « calomnie » et d’« agitation irresponsa­ble et criminelle »

contre le gouverneme­nt soviétique. « Malade et hystérique »,

selon l’instance, elle est condamnée à un an d’isolement de la vie politique et sociale et devient la première victime de la répression psychiatri­que en Russie.

L’exil à vie

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