Jean-michel Blanquer Natacha Polony École, le B.A-BA de la refondation
Causeur. Natacha Polony, Jean-michel Blanquer jouit d'un préjugé favorable dans les milieux que l'on disait autrefois « républicains » et que l'on qualifie aujourd'hui, pour les décrier, de « réacs ». Partagez-vous ce préjugé globalement favorable à l'égard du nouveau ministre ? Natacha Polony. Jean-michel Blanquer, par-delà les divergences que nous pouvons avoir, a de mon point de vue l'immense mérite d'avoir, tout au long de sa carrière, mis en avant la question des méthodes d'enseignement, qui est absolument cruciale. Monsieur le ministre, vous faites partie des rares qui comprennent l'enjeu que constituent les techniques d'apprentissage de la lecture et des mathématiques, ce qui explique que votre nomination ait ravi une bonne part des gens qui s'y intéressent depuis des années. Il faut lever une confusion sémantique. Dans la querelle de l'école, les adversaires des républicains ont été baptisés « pédagogistes » (ou « pédagos »), ce qui donne l'impression que les uns veulent s'occuper des savoirs et les autres des méthodes. N. P. Une partie du problème de l'école tient précisément au fait que le mot « pédagogie » a été préempté par les tenants d'une certaine ligne pédagogique, qui ont réussi à faire croire que tous les autres se fichaient complètement de la façon de faire passer les savoirs. Or, en particulier, à l'école primaire, enseigner est un métier qui relève de savoir-faire extrêmement complexes qui sont aujourd'hui totalement détruits. Et l'un des chantiers essentiels sera la reconstruction du métier d'instituteur. Monsieur le ministre, pour l'électorat conservateur, qui craint que le progressisme macronien soit une liquidation, vous représentez une lueur d'espoir. En êtes-vous conscient et avez-vous des assurances quant au soutien du président ? Jean-michel Blanquer. Si j'espère mériter le compliment que me fait Natacha Polony, je ne me situe pas dans une logique de séduction d'une famille politique particulière. Du reste, la définition des familles et des clivages est aujourd'hui piégée. Vous reconnaîtrez que le clivage entre « républicains » et « pédagos » que vous décrivez est un peu manichéen et qu'il ne rend pas compte de toutes les discussions liées à la pédagogie, sujet fort complexe. De ce point de vue, l'élection d'emmanuel Macron a le grand mérite de renouveler notre approche des frontières du débat public et des clivages politiques, y compris en matière éducative. Il y a aussi un trait de sa personnalité qui devrait vous séduire : c'est un intellectuel, un homme politique qui a réellement une pensée charpentée. Je me sens extrêmement à l'aise avec cette double dimension. Pour moi, l'école est consubstantielle à la République. Sa première mission est de transmettre des savoirs et des valeurs. Cela doit unir et non diviser. Tout de même, il y a bien, sur l'école, deux points de vue parfaitement antagonistes. D'un côté, ceux que Renaud Camus appelait les « niveaumontistes » et qui, s'ils ne défendent tout de même plus l'idée que le niveau monte, s'efforcent de camoufler la maladie en truquant les thermomètres ; de l'autre ceux qui pensent (on est tenté de dire « qui voient ») que l'école républicaine est en faillite et que tout est à reconstruire. Allez-vous faire une révolution Rue de Grenelle ? J.-M. B. Mon but n'est pas de révolutionner l'école, mais plutôt d'opérer un changement de méthode afin de la faire évoluer vers plus de réussite. Et ce n'est pas qu'une question de loi. En effet, le problème du système français, je l'ai souvent constaté, est de s'intéresser aux dispositifs, aux tuyaux, aux techniques ; et pas nécessairement aux contenus, au substantiel. C'est typiquement le cas de la formation des professeurs. On a imaginé depuis la création des IUFM (aujourd'hui les Espé) des structures qui sont tout à fait pertinentes dans leurs grands principes ; car il faut en effet former des professeurs, parce que c'est un métier nécessitant des concepts théoriques et, comme l'a souligné Natacha Polony, un savoir-faire pratique. Mais on s'est peu soucié de ce qui s'y passait vraiment, sans éclairer tout cela par la science, alors même que l'éducation nationale est l'institution du savoir par excellence. Elle devrait rechercher l'excellence pratique, c'est-à-dire ce qui marche bien sur le terrain ! →
Avant de discuter des solutions, il faut s'accorder sur la réalité, donc s'attaquer à la difficile question du niveau. C'est une chose de sentir que « le niveau baisse », une autre de le démontrer. Alors, a-t-on raison de parler de désastre ? N. P. On peut résumer ce constat par une vérité mise en avant par les enquêtes PISA : nous avons désormais le système le plus inégalitaire de L'OCDE, ce qui n'était pas vrai autrefois. Aujourd'hui, un enfant de pauvre n'a aucune chance de réussir à l'école. Ce constat-là, tous les politiques devraient se le répéter le matin et se demander le soir ce qu'ils ont fait pour y remédier ! Quant au niveau, pendant des années, on nous a expliqué que le niveau montait – tant et si bien qu'on n'avait pas le droit de le nier. Il y avait même des chiffres du ministère qui prétendaient le prouver ! En admettant que l'on s'accorde sur le fait d'une baisse, voire d'un effondrement, il faudrait l'expliquer. Pourquoi des élèves français, confrontés à des tests internationaux, si imparfaits soient-ils, puisqu'ils regardent avant tout des compétences et non pas des savoirs, se situent-ils dans le ventre mou et de plus en plus bas au fil des années ? Si on lit Le Monde, on pense que c'est à cause du système français monstrueusement élitiste. Voilà pourquoi seul un petit nombre s'en sort. En réalité, le groupe restreint des excellents élèves reste à peu près stable, les très mauvais élèves le sont de plus en plus et le groupe moyen est en train de plonger. On peut donc poser l'hypothèse qu'un petit nombre d'excellents élèves s'en sortira toujours, grâce à des facteurs extérieurs à l'école : quand celle-ci ne fait pas son travail, la famille, l'entourage, la culture personnelle compensent. En revanche, pour tous les autres, rien ne vient compenser cette incapacité de l'école à transmettre des savoirs stables, cohérents et progressifs. Du coup, tous sont tirés vers le bas, en particulier ces élèves moyens qui représentent la très grande majorité et qui sont aussi, du point de vue sociologique, les enfants de la classe moyenne. Jean-michel Blanquer, sur la question du niveau, partagez-vous le constat de Natacha Polony ? J.-M. B. La France est en effet dans cette moyenne basse que vous avez évoquée. La situation est plutôt celle d'une lente, mais réelle dégradation de la maîtrise de deux matières fondamentales : le français et les mathématiques. C'est désormais un constat partagé, mais il ne faut pas non plus noircir le trait, car c'est une moyenne qui reflète une très grande diversité de situations ; le système français est devenu extrêmement hétérogène, avec des élèves qui vont bien et des élèves qui vont mal. Il y a même des établissements qui vont bien et des établissements qui vont mal. Certains établissements qui sont dans des situations comparables sur les plans géographique, social et culturel ne connaissent pas du tout les mêmes résultats, selon les alchimies humaines à l'oeuvre ; preuve que le facteur humain est décisif en matière d'éducation. La géographie de la France révèle une grande hétérogénéité, avec une France de l'ouest qui, aujourd'hui, va bien sur le plan scolaire et ne connaît pas forcément la même dégradation que d'autres parties du pays. La France de l'ouest a globalement échappé aux vagues d'immigration massive qui ont accru l'hétérogénéité des élèves. La question migratoire n'est pas sans incidences sur la question éducative. J.-M. B. Il y a beaucoup de facteurs extrascolaires qui ont des conséquences pour l'école. Mais je pense d'abord à la relation entre la famille et l'école, car la réussite d'un élève exige qu'il existe une convergence des valeurs entre les parents et l'école. La maîtrise de l'écrit est aussi un problème. De ce point de vue, il y a une nette dégradation que l'éducation nationale mesure à travers une dictée que l'on fait tous les dix ans. Sur cette question fondamentale de la maîtrise du langage écrit ou oral, on doit donc faire preuve d'un volontarisme plus fort que celui qui pouvait exister il y a dix, vingt ou trente ans. L'école doit rechercher des effets de compensation pour pallier les difficultés de la société et rétablir l'égalité des chances. D'où l'importance de la mesure que l'on prend en cours préparatoire (CP) en réseau d'éducation prioritaire, avec la division de l'effectif des classes par deux. Là où il y a le plus de fragilité sociale, il y a le plus de fragilité pédagogique. Cela ne pose pas seulement la question des méthodes d'enseignement, mais aussi celle du manque de stabilité et d'expérience du personnel affecté dans les lieux les plus fragiles. Mais aucune expérience ne prépare à faire cours la peur au ventre ! N. P. La violence, les insultes sont le produit de toutes ces années où les enfants n'apprennent pas à devenir des élèves, à respecter les règles, à accepter l'autorité et où le retard accumulé les prive de toute possibilité de comprendre ce qu'ils font là. On paye au collège ce qui n'a pas été fait en maternelle et au primaire parce que l'institution, la société et certains professeurs ont fini par accepter l'inacceptable. Même dans les établissements réputés faciles, professeur est un métier difficile. Il faudrait s'intéresser à la façon dont l'état les traite. Et surtout qu'il commence par les rémunérer correctement et par les valoriser. J.-M. B. Je me définis volontiers comme un ministre des professeurs. Plus largement, depuis que je suis arrivé au ministère, j'utilise l'expression « école de la confiance ». Votre façon de poser les questions peut être clivante ; or, sur les questions d'éducation, cliver est contre-productif. Les pays dont le système éducatif se
porte bien sont ceux qui réussissent à créer une forme d'unité nationale autour de leur école. C'était encore le cas en France il y a quelques décennies. Il y a beaucoup de décennies, alors ! Parmi les nombreuses forces qui ont conspiré à camoufler le désastre en cours sous des taux de réussite au bac faramineux, obtenus grâce à une notation volontairement laxiste, ce ministère est depuis longtemps en première ligne ! J.-M. B. Je refuse qu'on mette les problèmes sous le tapis. Mais je refuse aussi d'entretenir les querelles, aussi pertinentes soient-elles intellectuellement ! En réalité, si l'on mène le travail d'explication nécessaire, 90 % des Français sont capables d'adhérer à un socle de grands principes de fonctionnement de l'école. N. P. Que, dans votre position, il soit essentiel de ne pas cliver, on peut l'entendre. Quand cette recherche du consensus devient un empêchement à l'action, cela commence à poser un problème. Prenons l'exemple de l'apprentissage du français au CP : aujourd'hui encore, de jeunes professeurs comprennent progressivement que les méthodes qu'ils utilisent ne fonctionnent pas. Ils font donc des recherches et découvrent – ô surprise ! – que des enseignants utilisent une méthode strictement syllabique et non pas des méthodes mixtes ou semiglobales, comme 95 % des méthodes aujourd'hui. Ces jeunes professeurs expérimentent, comparent, s'aperçoivent que la méthode syllabique marche mieux et, le jour où ils sont inspectés, ils se font saquer et on les oblige à revenir à d'autres méthodes ! J'ai encore eu des témoignages en ce sens cette année. Alors, s'il faut cliver pour avancer, tant pis ! Étant donnée la force d'inertie considérable de toute une partie de l'éducation nationale, l'important, c'est de savoir ce que l'on veut faire et de s'y tenir. J.-M. B. Comme vous le savez, j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes sur ces questions, en particulier sur l'apprentissage de la lecture. Je ferai tout ce qui permet le progrès des enfants. →
N. P. : En ce cas, il vous faudra accepter de fâcher pas mal de gens… J.-M. B. Si j'avais tellement peur de fâcher des gens, cela se verrait ! N. P. Vous avez été choisi par Emmanuel Macron qui explique qu'on ne peut pas changer la France avec les mêmes personnes. Mais vous gardez à des postes de responsabilité des gens qui étaient en place sous Najat Vallaud-belkacem, en particulier les membres du Conseil supérieur des programmes et son président qui ont inventé ou validé les pires aberrations. Le « prédicat » (notion dont l'introduction à l'école primaire a pour seul objet de reculer encore l'apprentissage de l'analyse grammaticale précise) est toujours d'actualité – et le prédicat n'est qu'un symbole. Le nerf de la guerre pédagogique, ce sont les contenus, les savoirs, qu'il s'agit de transmettre. Précisons que Florence Robine, la directrice générale de l'enseignement scolaire de Najat Vallaud-belkacem, a déjà été appelée à d'autres fonctions. Pour conclure la question de Natacha Polony, avez-vous l'intention, monsieur le ministre, de limoger le président du Conseil supérieur des programmes ? Qui est-ce, d'ailleurs ? N. P. Le célèbre Michel Lussault, notamment connu pour avoir présidé à la confection de programmes aux intitulés délicieusement orwelliens, « Aller de soi et de l’ici vers l’autre et l’ailleurs », « Rechercher le gain d’un duel médié par une balle ou un volant », et avoir conclu que « la grammaire n’est pas un dieu ». J.-M. B. Je ne vais évidemment pas me prononcer sur la personne, mais il importe de ne pas se faire une image fantasmatique de ce ministère. C'est une communauté humaine qui a la caractéristique d'être très vaste – un million de personnes, si l'on parle du personnel, dont 850 000 professeurs. Cela pose des problèmes de taille, mais il ne faut jamais la fantasmer comme le fameux « mammouth » que Claude Allègre avait fustigé. Donc, la cogestion du ministère par les syndicats et un certain nombre de milieux, pour le coup « pédagogistes », est un fantasme ?
Vous auriez le champ plus libre que nombre de vos prédécesseurs qui disent s'être heurtés à la résistance syndicale ?
J.-M. B. Non, mais c'est la même chose que pour les clivages. En forçant le trait, on devient contreproductif et on s'interdit d'apporter des réponses aux problèmes, bien réels, que par ailleurs on signale. Autrement dit, cette maison, et c'est un message d'optimisme, est tout à fait capable de se transformer. Les esprits sont mûrs pour cela. Là où l'équation se complique, c'est que, d'un côté, les gens en ont assez des réformes annoncées à grands coups de trompettes, des nouvelles lois, des changements de programme, etc., et tout le monde réclame que l'on en finisse avec ces grands coups de barre. Mais, d'un autre côté, tout le monde pense, comme vous, que ça ne va pas et qu'il faut que ça change. Si l'on admet que ces deux propositions sont parfaitement valables, la question se pose : comment fait-on pour transformer sans casser ? Et l'une des réponses, qui anticipe peut-être sur la suite de notre discussion, est qu'il faut donner de la liberté aux acteurs, donc de la confiance. Et je pense en premier lieu aux professeurs, aux instituteurs que vous évoquiez. Ce sont eux qui sont sur le terrain, en prise avec le réel, et qui peuvent donner des réponses adaptées aux situations qu'ils rencontrent, avec bien sûr le soutien et la clarté pédagogique de l'institution. Dans cette perspective de prise en compte du réel, je regrette que la France s'enferme dans une approche franco-française de ces questions. Je crois au contraire qu'il est bon de faire des comparaisons internationales. Plutôt que de se jeter des invectives au visage, regardons ce qui marche, chez nous ou ailleurs. Il faut par exemple se demander pourquoi l'apprentissage des mathématiques en France est bien moins performant qu'à Singapour.
Peut-être parce que nous ne sommes pas singapouriens !
J.-M. B. Non, parce que je crois que les mathématiques ont un caractère assez universel. Si je vous montre le manuel de Singapour, vous vous y reconnaîtrez. C'est un exemple d'une pédagogie explicite, progressive, simple, qui produit des effets : Singapour est en tête de tous les classements dans ce domaine. Il serait regrettable de se priver de leurs connaissances.
Si on en juge au bruit médiatique, c'est au collège que se manifestent les plus grandes
difficultés. Ne faudrait-il pas revenir sur le collège unique ?
N. P. Non, ce n'est pas le plus urgent ! Le vrai maillon faible, c'est le primaire, parce que quand on a 25 % des élèves qui entrent en sixième en grande difficulté, le collège n'est qu'une conséquence. Le collège unique n'est pas la cause de nos problèmes, car la massification du primaire a précédé son instauration, en 1975. Le problème, c'est que l'effondrement des méthodes d'apprentissage au primaire, au moment même où on organisait la massification, a fait s'effondrer le niveau de tous les élèves.
J.-M. B. Évidemment, ce sont les premières années qui sont absolument décisives, y compris, d'ailleurs, les années qui précèdent l'école. On le sait grâce aux sciences cognitives, l'école maternelle, le CP et le CE1 sont très importants. Si vous n'avez pas appris vos tables de multiplication à l'école élémentaire, vous ne posséderez jamais réellement les automatismes qui vous permettraient d'avancer sur d'autres questions mathématiques.
Il y a un terme qui résume peut-être le virage pédagogique que vous appelez l'un et l'autre de vos voeux – même si vous n'en avez pas strictement la même conception –, c'est « autorité ». Or, c'est d'abord la restauration de celle-ci que demandent de nombreux parents. Curieusement vous n'avez pas prononcé ce mot.
J.-M. B. Je l'ai fait, et longuement, ce matin même, devant les recteurs ! La notion d'autorité est fondamentale. D'un point de vue pédagogique, l'autorité du professeur est liée à son savoir. Elle n'est en rien synonyme d'un bâton pour taper, mais est, au contraire, le signal d'une volonté d'élever les enfants vers l'âge adulte. L'autorité doit donc d'abord être la conséquence naturelle d'une passion du savoir, des personnes comme des institutions. Par ailleurs, il faut aussi rétablir l'autorité au regard du comportement des élèves. Cela ne se fera pas en un jour, mais des grands principes sont déjà affirmés. J'ai évoqué cette question devant des chefs d'établissement de l'académie d'orléans-tours en leur disant : « Dans certains établissements, on ne fait pas de conseils de discipline parce qu’on pense qu’un faible nombre de conseils de discipline sera un indicateur de bonne santé de l’établissement. Mais nous savons très bien que c’est faux ! Il ne faut pas agir sur le thermomètre, mais sur la réalité. Vous ne serez pas jugés positivement ou négativement par le nombre de conseils de discipline. Il faut aller en conseil de discipline chaque fois qu’un fait le mérite. » Ma philosophie est claire sur ce point : la force doit toujours être du côté du droit, le monde des adultes doit être soudé vis-à-vis des enfants et des adolescents. Il est vrai que nous avons à reprendre →
J.-M. B : « Je me définis volontiers comme un ministre des professeurs. »
la pelote assez loin, mais cela a commencé de façon parfaitement claire.
N. P. Je souscris totalement à votre propos liminaire, à savoir que l'autorité du professeur découle de son savoir. Ce qui nécessite de porter une attention immense à la formation des professeurs, parce que c'est seulement par leur savoir qu'ils pourront en imposer aux élèves et, comme vous le dites, les tirer vers le haut. Mais à ce stade, il nous faut revenir aux missions de l'école. Qu'attendons-nous d'elle ? Et à quoi cela sert-il qu'il y ait des professeurs ?
Pendant des années, on a laissé se développer l'idée que l'école était là d'abord pour répondre à la demande des parents et de la société d'une future insertion professionnelle et, ensuite, pour permettre à des jeunes gens de s'épanouir et de développer leur être. C'est une erreur fondamentale qui vide de sa substance le rôle du professeur. Rappelons que dans l'école républicaine, le professeur est là pour transmettre des savoirs considérés comme universels et qui vont émanciper les élèves, c'est-à-dire fabriquer des hommes libres. C'est cela le projet de l'école républicaine, fabriquer des hommes libres, des citoyens capables d'exercer leur rôle sans être aliénés par leur absence de savoir.
Jean-michel Blanquer, Natacha Polony amène cette question fondamentale : ne faut-il pas choisir entre la transmission des humanités et la formation des futurs salariés – sachant que, pour le moment, on échoue sur les deux fronts ?
J.-M. B. Je suis d'accord avec la fin du raisonnement de Natacha Polony, mais pas forcément avec toutes ses prémisses. En effet, l'école doit permettre de former des hommes et des femmes libres grâce à l'éducation. C'est presque une définition de l'être humain, parce que celui-ci évolue en tant qu'être humain grâce à l'éducation, par l'interaction avec les autres, et cette éducation, effectivement, l'amène vers la liberté. Définir l'éducation comme un chemin vers la liberté, non la liberté consumériste, mais la liberté construite, pensée, est un enjeu pédagogique essentiel. Cela dit, l'école doit aussi être attentive au fait que tous les êtres humains sont différents et que, a fortiori au xxie siècle, on doit se garder de toute logique d'uniformisation. Car l'uniformisation des approches ne marche pas et aggrave même les inégalités que nous constatons aujourd'hui. Voilà pourquoi, dans ce cadre républicain consistant à mener vers la liberté, je suis convaincu que nous devons personnaliser les parcours. Certains parcours vont être particulièrement longs et mener à des études générales ; d'autres, plus courts, mèneront à l'enseignement professionnel. Il serait absurde, s'agissant de l'enseignement professionnel, de considérer qu'il doit être déconnecté de la vie économique ! Au
contraire, je compte bien renforcer les liens entre ces deux mondes. D'une manière plus globale, je ne place ni muraille ni toboggan entre l'école et le monde extérieur, mais des articulations.
Ce qui nous amène à l'autonomie des établissements à laquelle, monsieur le ministre, vous êtes favorable. Natacha Polony, cet encouragement donné au terrain vous semble-t-il de nature à lutter contre les maux que nous avons évoqués ?
N. P. L'autonomie est un très beau mot quand il désigne le projet de donner aux individus et à la société la possibilité de déployer leurs potentialités. Qu'il faille retrouver une dynamique qui naît souvent de la confiance laissée aux acteurs (pour peu qu'ils soient correctement formés), pourquoi pas. Mais l'autonomie, dans l'état actuel de la formation des chefs d'établissement, principalement gestionnaires et adeptes des lubies pédagogiques flatteuses qui permettent d'organiser des belles expositions de « photos-reportages sur le développement durable », peut être ravageuse. Le bon professeur n'est pas celui qui « travaille en équipe » et qui monte des « projets ». Le but actuel de l'autonomie est essentiellement d'économiser des heures de cours en rognant sur les horaires consacrés à l'apprentissage strict des disciplines. C'était la logique de la réforme du lycée de Darcos et de Chatel, c'était la logique de la réforme du collège de Najat Vallaud-belkacem. Droite et gauche s'entendent très bien là-dessus.
J-M. B. Vous caricaturez un peu et pratiquez le soupçon. L'autonomie, c'est la liberté. Et la liberté, c'est la République. Nous devons avoir une unité nationale par l'école. Mais cela ne passe pas par l'uniformisation de chaque aspect de l'école. Cela passe par une ambition éducative qui tire tout le monde vers le haut. Et pour cela, il faut de la différenciation et une capacité de soutien adaptée à chaque cas. On ne doit pas avoir peur de l'autonomie. Mais c'est vrai que l'on doit la concevoir de façon à ce qu'il n'y ait ni anarchie ni creusement des inégalités. Je suis convaincu que l'on peut aller vers l'égalité par la liberté.
Concrètement, comment articuler l'école avec le marché du travail sans renoncer à la transmission des humanités ?
J-M. B. Jusqu'à l'âge de la fin du collège, je considère justement que ce qui doit être transmis, ce sont les « humanités », entendues dans un sens large et éventuellement renouvelées, parce que ce sont à la fois les humanités au sens classique – auxquelles je tiens énormément –, mais aussi les « humanités numériques ». Savoir comment un monde de plus en plus technologique peut rester un monde humain est la question majeure de notre temps. Nous devons y répondre par
un jeu d'équilibre entre, d'une part, les enjeux d'enracinement, de transmission des savoirs, des humanités classiques et, d'autre part, les enjeux d'adaptation, de compréhension de notre époque et de maîtrise des technologies, de façon à les utiliser dans un sens positif.
N. P. L'ennui, c'est que ces humanités auxquelles vous vous dites attaché sont aujourd'hui instrumentalisées au service d'une évaluation des « compétences » des élèves. Si l'on considère que les savoirs valent par euxmêmes, parce qu'ils libèrent l'homme, alors on a forcément un problème avec l'importation de la notion de « compétence » dans l'éducation. Quand vous disiez tout à l'heure que notre école était trop francofrançaise, ce n'est pas vrai, elle est en train de s'adapter à ce modèle international profondément utilitariste !
J.-M. B. J'ai dit que les débats étaient très francofrançais, pas l'école !
N. P. Justement, il y a une doxa mondiale profondément utilitariste qui instrumentalise les savoirs afin d'en faire un outil permettant à chaque individu de développer son capital de « compétences ». C'est ce qui rend d'ailleurs complètement inopérante la transmission des savoirs, lesquels ne sont plus enseignés pour eux-mêmes. La question de la technologie vient ensuite se greffer dessus : puisqu'on a des visées purement utilitaristes, on éprouve le besoin de s'adapter totalement à la supposée modernité. On fait donc entrer les technologies modernes dans →
N. P. : « Pendant des années, on a laissé se développer l'idée que l'école était là d'abord pour répondre à la demande d'insertion professionnelle. C'est une erreur fondamentale qui vide de sa substance le rôle du professeur. »
l'école à grands coups de subventions étatiques ou régionales – chacun voulant des tablettes pour ses collégiens –, au lieu de donner aux élèves la capacité, par les savoirs, d'ensuite utiliser ses outils. Il suffit de lire les dernières enquêtes PISA sur l'usage des technologies pour s'apercevoir que les pays qui sont les plus performants dans ce classement sont justement ceux où les élèves utilisent le moins internet et les ordinateurs, aussi bien à l'école que chez eux !
J.-M. B. Sur la question du numérique, le mot-clé est « discernement ». Il ne faut ni le « tout numérique » ni le « zéro numérique ». Je distingue les âges de la vie. Comme vous l'avez écrit, de 0 à 7 ans, les écrans peuvent être tout à fait nocifs. Cependant, faut-il ignorer les révolutions majeures qui se produisent sous nos yeux, notamment dans les domaines de la robotique et de l'intelligence artificielle ? Aujourd'hui, des robots interviennent devant des enfants autistes et jouent un rôle-clé pour le développement de leur sociabilité. Donc, on doit bien se garder, au nom d'une pensée républicaine, qui est la mienne, de basculer dans une pensée antimoderne, qui exclurait le numérique au nom des dangers bien réels qu'il recèle.
N'y a-t-il pas, tout de même, au sein de l'éducation nationale une fétichisation du numérique et des écrans ?
N. P. Qui coûte très cher et qui permet d'enrichir les GAFA ! D'autant que l'éducation nationale vient de faire entrer le loup dans la bergerie en autorisant les outils proposés par Apple et Google, qui vont tuer les acteurs français du numérique scolaire et dont le but est à la fois de récolter des données et de se préparer un vivier de futurs consommateurs. Déjà, Najat Vallaudbelkacem avait consenti un contrat de 11 millions d'euros à Microsoft…
J.-M. B. : Vous avez largement raison, mais ce n'est pas une fatalité ! Il serait absurde que cela nous amène à ne pas avoir de politique numérique à l'école. La liberté dont vous parlez se conquiert progressivement, aussi ce qui se passe à l'école primaire doit-il être différent de ce qui se passe au collège et au lycée. Le numérique
François Hollande délivre un discours sur la transformation numérique de l'enseignement, Paris, décembre 2016. « Il ne faut ni le “tout numérique” ni le “zéro numérique”. » (Jean-michel Blanquer)
doit jouer un rôle important dans le secondaire, mais un rôle pensé, construit ; ne serait-ce que pour que nos élèves soient outillés pour la civilisation numérique dans laquelle nous entrons.
Le chaos créé par le logiciel Admission postbac (APB), qui a laissé des milliers de bacheliers sans affectation à l'université, a surtout été commenté sur le plan technique. Au fond, ce bug a révélé l'hypocrisie d'un système qui prétend que 90 % d'une classe d'âge peut entrer à l'université : les bonnes formations étant sélectives, ne faut-il pas enfin instaurer une sélection à l'entrée de l'université ?
N. P. : Il faut acter la mort du baccalauréat tel qu'il existait quand il sélectionnait et en faire un diplôme de fin d'études qui ne donne donc plus droit à l'entrée dans n'importe quelle filière. Cela laisserait aux universités le soin de sélectionner leurs élèves en fonction de prérequis, en définissant ce qu'il faut savoir quand on entre dans telle ou telle formation.
J.-M. B. : Sans aller jusque-là, nous allons lancer une réforme du baccalauréat qui portera pleinement ses effets en juin 2021 et dont l'état d'esprit est de remuscler ce diplôme, de lui redonner son plein sens, notamment en réduisant le nombre de matières à l'écrit, celles-ci étant plus approfondies par les élèves.
Ce qui signifie qu'on reviendra à des taux de réussite plus modestes ?
J.-M. B. En tout cas, la sincérité de la correction caractérisera les temps futurs.
Le rôle de l'école, vous l'avez dit, n'est pas seulement de transmettre des savoirs, mais de les transmettre à tous, ou en tout cas de donner à tous les moyens de les acquérir. Comment accomplir cette promesse d'égalité sans sombrer dans l'égalitarisme que vous dénoncez l'un et l'autre et qui a – vous l'avez souligné – produit encore plus d'inégalités ?
J.-M. B. Nous sommes dans cette situation d'inégalité, car beaucoup de choses contre-productives ont été entreprises au nom de l'égalité. Nous devons avoir confiance dans la capacité de tout enfant à progresser grâce à l'éducation. Mais si nous voulons que les enfants issus des milieux défavorisés puissent développer leur excellence sans discrimination, il est indispensable d'avoir de l'ambition pour eux. Or, trop souvent, une fausse bienveillance a conduit à tirer le système vers le bas, pour ne pas les discriminer.
N. P. J'ai le souvenir d'une discussion avec l'ancien patron de la FSU, Gérard Aschieri. Alors que je critiquais l'uniformisation des parcours scolaires et le tabou du redoublement, il me fit cette réponse : « Vous avez une conception individuelle de la réussite, nous, nous avons une conception collective. » Or, il me semble que l'individu et la société doivent être pensés en même temps. On s'est imaginé qu'il ne fallait surtout pas valoriser l'excellence et la volonté individuelle de s'en sortir des enfants, c'était une grave erreur. On a fait prévaloir pendant des années le dogme de l'hétérogénéité des classes : il fallait mélanger les élèves de niveaux différents pour tirer vers le haut les élèves en difficulté. Or, ce qui est valable quand les différences de niveau sont minimes ne l'est plus quand certains élèves de collège ou de lycée sont à la limite de l'illettrisme. Ce faisant, on a fait fuir de certains établissements les classes moyennes, dont les parents pensaient que leurs enfants seraient dans de mauvaises conditions pour apprendre. Et l'on a sacrifié les meilleurs élèves de milieux défavorisés en les condamnant à rester dans des classes où il devenait impossible d'apprendre. La seule solution, ce sont des classes de niveau, ou du moins des filières d'excellence dans chaque établissement. Certains, comme l'ancienne ministre, s'imaginent que cela ne profitera qu'aux riches. Comme s'il était impensable qu'un pauvre puisse réussir dans une filière d'excellence. Ils confondent mixité sociale et mixité scolaire, et croient qu'il faut mélanger les niveaux scolaires pour mélanger les classes sociales. C'est au contraire en valorisant l'excellence, le dépassement de soi chez tous les élèves qu'on maintiendra les classes moyennes dans le public et qu'on permettra aux meilleurs des milieux défavorisés d'être tirés vers le haut.
Ne traitons pas les enfants comme des demeurés qui seraient traumatisés par la moindre mauvaise note. Au contraire, il faut leur montrer qu'il y a des difficultés et, du coup, les valoriser quand ils ont travaillé. La plupart aspirent à cette émulation, car la dignité humaine passe par la fierté d'être allé au bout de soimême.
Donc, le désastre est réversible ?
J.-M. B. Bien sûr !
N. P. Oui, sans doute. Mais il faudra du temps. Et beaucoup de détermination. •
J.-M. B : « Nous sommes dans cette situation d'inégalité, car beaucoup de choses contre-productives ont été entreprises au nom de l'égalité. »