L'europe à la croisée des impasses
Trois visions de l'union s'opposent : Merkel exige toujours plus de rigueur budgétaire, le bloc de l'est se contente volontiers du statu quo et Paris veut faire plaisir à tout le monde, en oubliant au passage de défendre les intérêts de la France.
Chacun connaît la métaphore qui illustre le projet européen. C’est une bicyclette qui ne doit jamais s’arrêter sous peine de verser dans le fossé. L’inventeur de la bicyclette, né du côté de Bar-le-duc, n’aurait pas pensé qu’elle servirait un jour dans le débat politique et médiatique au plus haut niveau. Or, voici que les Européens sont aux prises avec une opération de relance de leur projet. Maintenant que les élections françaises ont permis la victoire du candidat « européen » et que la chancelière allemande est reconduite dans ses fonctions, la voie est ouverte, sinon déblayée, pour une nouvelle mouture de l’europe qui est notre destin. Cependant, nous allons voir que ce sujet crucial intéressant l’ensemble du public s’avère des plus embrouillés. Jamais peut-être les points de vue n’ont autant divergé sur le fond et sur la méthode. Trois idées de l’europe cherchent à s’imposer dans le débat : celle de l’europe centrale et orientale, accueillie en 2004, celle de l’allemagne échaudée par la crise de l’euro et les turpitudes de nos banques, celle de la France et des pays du Sud éclopés.
À l'est, on ne veut rien de nouveau
Nouvelle Europe : c’est sous cette appellation que Bush le fils avait tenté de promouvoir les pays d’europe centrale et orientale, qui étaient à l’époque les satellites
non déclarés de la puissance américaine, par opposition à la « vieille Europe » qui, n’ayant pas subi l’épreuve du communisme, ne pouvait pas comprendre pleinement les vertus de la liberté et de la démocratie.
Les choses ont quelque peu évolué depuis. Mais il importe par-dessus tout de voir comment les derniers arrivés dans l’union ont interprété leur situation dans le nouvel ensemble élargi. Les choses sont des plus simples. Ils sont partis du principe qu’ils étaient les nouveaux pauvres d’une Europe riche. Ils devaient donc bénéficier pleinement de deux dispositifs d’aide au développement économique et social, à travers les fonds de cohésion structurels créés il y a plus de vingt ans par Jacques Delors, et la directive dite « services » sur les « travailleurs détachés » permettant aux entreprises de l’ouest de recourir aux migrants de l’europe centrale et orientale à des prix d’usage largement inférieurs aux prix en vigueur sur leurs territoires de référence.
Les fonds de cohésion structurels – C’est le sujet tabou du débat français sur l’europe. À l’heure où Macron taxe les retraites, coupe les crédits militaires et gèle les travaux d’infrastructure, la France est le deuxième contributeur pour la rénovation des infrastructures des nouveaux Européens : nous finançons les routes, les autoroutes, les lignes ferroviaires, les ports et les aéroports polonais ou slovaques, comme nous avons financé et nous finançons encore à l’occasion ceux de la Grèce et du Portugal. Le bénéfice qu’en retirent les pays concernés est double. Équipés à neuf, ils peuvent d’autant mieux accueillir les investissements directs des entreprises du monde entier, mais aussi les délocalisations des pays plus chers d’europe occidentale ! L’usine slovaque de Peugeot, considérée comme la meilleure du groupe, aura le monopole de la production des petits véhicules d’ici à deux ans. Les quelque 8 milliards d’euros nets qui représentent notre contribution ne sont pas perdus pour tout le monde.
La directive sur les « services » – Le pédaleur de charme qui s’est installé à l’élysée ce printemps a tenté de remettre le problème sur la table. Il espère limiter le recours des entreprises industrielles et de construction aux travailleurs « détachés » pour limiter l’impact sur le chômage des résidents et sur les recettes sociales. Mais son objectif est politique : freiner ou inverser le courant d’opinion qui nourrit le vote à la droite de la droite et à la gauche de la gauche, au risque d’aboutir à un Frexit. Dans un premier temps, il s’est fracassé sur le mur des oppositions à Varsovie, Prague ou Bucarest. Puis, dans un deuxième temps, avec le soutien décisif de l’allemagne, il a obtenu de Bruxelles une concession majeure avec la limitation à dix-huit mois au plus de la durée des contrats de détachement. Le dispositif reste favorable aux métiers du BTP, dès lors qu’il se borne à restreindre, sans l’interdire, le recours à des travailleurs détachés qui leur permet de mieux épouser les fluctuations conjoncturelles.
Retenons que nos amis de l’est sont des partisans résolus du statu quo qui les avantage, sur ce point et bien d’autres. Ils ne veulent pas des migrants musulmans, on le sait, mais ne désirent pas non plus adopter la monnaie unique. Car ils ont compris que l’euro avait fait office de souricière. La monnaie unique signifie une politique monétaire unique fixée à Francfort et une parité immuable vis-à-vis des autres membres de la zone. Ils craignent, non sans motifs, que les résultats économiques probants obtenus depuis 2005 soient remis en cause dans un nouveau contexte qu’ils ne maîtriseraient plus. Et, de ce fait, ils s’opposent à Bruxelles qui voudrait leur imposer la chape de la monnaie unique pour mieux assurer sa pérennité en dépit de tous les aléas qu’elle a véhiculés. La situation actuelle leur conviendra, disent-ils, tant qu’ils n’auront pas rattrapé l’essentiel de l’écart de revenu avec les pays les plus riches de l’ouest.
Ils ont pour l’instant le beurre et l’argent du beurre qui leur ont été accordés par la bénévolence de leurs voisins. Pourquoi voudraient-ils d’une nouvelle donne ?
Berlin : nein und nein
Berlin n’est pas sur un mode conciliatoire avec les demandes de Paris et de Bruxelles. En dépit des faveurs verbales accordées à Macron, la chancelière reste fidèle à la ligne de conduite constamment réitérée par son homme de fer, Wolfgang Schäuble, ministre des Finances en instance d’installation au perchoir du Bundestag : oui à la création d’un ministère des Finances bruxellois qui superviserait les budgets des États membres et renforcerait l’emprise de l’allemagne sur la conduite des affaires en Europe ; non à l’accroissement du budget européen lui-même et non au soutien des pays en difficulté par la mutualisation d’une fraction de leurs dettes. Angela Merkel s’oppose ainsi tant à Emmanuel Macron qu’aux pays du Sud. Le vote allemand du 24 septembre n’a fait que renforcer son orientation. La déroute du SPD et la réémergence des libéraux, appelés à participer au nouveau gouvernement, ont montré le sentiment profond de la population échaudée par la crise de l’euro et les charges qui s’en sont ensuivies. Berlin ne veut pas d’une fuite en avant budgétaire et financière. La pierre d’achoppement la plus contrariante est fournie par le traitement des faillites de pays membres de l’euro. Là où Paris veut instituer une solidarité des États partenaires, Berlin veut mettre en oeuvre la responsabilité des créanciers des banques et des fonds de placement.
On comprendra mieux ainsi pourquoi Berlin ne veut pas non plus de l’union bancaire préconisée à Bruxelles et à Paris. Le gouvernement allemand vient de signifier son opposition à la création d’une garantie globale des dépôts bancaires, à l’échelon de l’europe, qui devait constituer la pierre angulaire de l’union bancaire, avec la supervision des banques sous la responsabilité de la banque centrale de Francfort. Il faut savoir que l’union bancaire est une revendication des banques elles- →
mêmes. En cas de difficulté ou de faillite de l’une d’entre elles, elle mobiliserait au niveau européen le dispositif de sauvetage inscrit dans les législations nationales. Les turpitudes de nos banques ont laissé des traces dans les esprits allemands. Et, à la différence de ce qui se passe à Bruxelles ou à Paris, les hauts fonctionnaires n’ont pas vocation, outre-rhin, à pantoufler dans la sphère financière.
Sans doute Angela Merkel fera-t-elle quelques concessions à Emmanuel Macron, comme celle qui a permis la réforme de la directive sur les travailleurs détachés, pour saluer les efforts accomplis en introduisant une réforme « libérale » du droit du travail. Mais dans la limite que lui fixent ses nouveaux alliés libéraux et l’état d’esprit de ses compatriotes.
Plus « européens » que les Français, tu meurs
Autant les positions des Européens de l’est et de l’allemagne sont compréhensibles, autant la position française se présente, au premier abord, comme une énigme. Nous venons de subir plus de deux années de campagne électorale durant lesquelles les candidats « éligibles » Sarkozy, Juppé, Fillon et Macron nous ont annoncé la fin de nos illusions. « Nous vivons au-dessus de nos moyens. » L’antienne a commencé il y a trente ans, mais c’est aujourd’hui qu’elle s’est installée dans le discours médiatique et politique avec la force d’un axiome. Or, la France ne remet pas en cause l’hémorragie qu’elle subit au titre des fonds de cohésion européens – dont elle emprunte les moyens sur le marché du crédit année après année – et elle prend la tête d’un projet d’accroissement du budget européen et de mutualisation de la dette des pays en difficulté – tous deux synonymes de charges nouvelles. Nous pourrions faire pour l’europe ce que nous ne pouvons plus faire pour la France. Diantre !
C’est, semble-t-il, que les élites françaises adhèrent pleinement à l’idéologie européenne. Là où les Polonais et les Allemands défendent sans états d’âme les intérêts de leur population, sans craindre le reproche d’égoïsme, les Français rivalisent de zèle européen. « Je ne suis pas là pour défendre les intérêts de la France. » C’était déjà la position de Michel Barnier prenant ses fonctions à Bruxelles en 2009. Le passage de Hollande, l’arrivée de Macron ont encore renforcé la dévotion de nos élites à l’europe qui siège dans leur imagination.
Les désaccords européens ne devraient cependant pas mettre en péril la maison Europe. La métaphore de la bicyclette devrait encore s’imposer. Pour quelque temps encore. À moins que de nouveaux chocs, financier ou migratoire, viennent l’ébranler pour de bon. Who knows ? •