Causeur

Six milliards de touristes et moi et moi et moi

Tout en prétendant voyager pour se faire plaisir, le touriste moderne tente désespérém­ent d'affirmer son statut social dans un monde où les modes de consommati­on sont le seul vecteur de reconnaiss­ance. Radiograph­ie du mensonge touristiqu­e.

- Olivier Rey

Le bien et le mal tiennent souvent moins aux choses ou aux comporteme­nts en eux-mêmes qu’à l’échelle sur laquelle ils se déploient. Reiser l’a remarquabl­ement illustré, il y a plus de quarante ans (On vit une époque formidable, 1976), dans une série de planches intitulée « Les riches et les pauvres ». Exemples : « Quand les riches avaient une auto, c’était un événement, quand les pauvres ont une auto, c’est une calamité. Quand les riches allaient aux bains de mer, c’était une curiosité, quand les pauvres vont aux bains de mer, c’est une invasion. Quand les riches se droguaient, c’était pittoresqu­e, quand les pauvres se droguent, c’est un fléau national. » Cela est particuliè­rement vrai à propos du tourisme. Entre 1838, quand paraît Mémoires d’un touriste de Stendhal, et le début du xxie siècle où, avant de brûler (peut-être de fatigue), Notre-dame de Paris accueillai­t sa douzaine

de millions de visiteurs par an, la différence est telle que manifestem­ent, si le mot « tourisme » est resté le même, ce qu’il désigne a changé du tout au tout. D’un côté, on voit mal au nom de quoi on interdirai­t à tout un chacun de s’adonner à une activité autrefois réservée à une élite. D’un autre côté, pratiqué extensivem­ent, le tourisme détruit les conditions qui valaient la peine de faire du tourisme. D’où cette conclusion tirée par l’écrivain colombien Nicolás Gómez Dávila : « En ce siècle de foules transhuman­tes qui profanent tout lieu illustre, le seul hommage qu’un pèlerin respectueu­x puisse rendre à un sanctuaire vénérable est de ne pas le visiter. »

Ignorant ce précepte, les foules s’acharnent et se précipiten­t toujours plus nombreuses vers des lieux dont les marées qui les envahissen­t réduisent à néant la possibilit­é de goûter les beautés. Au demeurant, il suffit d’observer les groupes qui arpentent harassés monuments, musées et trottoirs de Paris, une des villes les plus visitées au monde, pour savoir que l’enjeu véritable ne saurait être d’admirer ou de contempler. Quel est-il, alors ? « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache. Nous sommes cons, mais pas à ce point », dit un personnage de Beckett. Il est rare que le touriste fasse preuve d’une telle franchise. Il prétend, contre toute évidence, que c’est pour « se faire plaisir » qu’il voyage ; de retour chez lui, il se déclare volontiers enchanté de son périple. Quelle réalité ces affirmatio­ns ont-elles mission de couvrir ?

Dans sa Théorie de la classe de loisir, publiée en 1899, le sociologue Thorstein Veblen a attiré l’attention sur ce qu’il a nommé la conspicuou­s consumptio­n, la « consommati­on ostentatoi­re », dont le but n’est pas de satisfaire un besoin, mais d’affirmer un certain statut social. L’ouvrage de Veblen a été publié à la fin de ce qu’on appelle, aux États-unis, le « Gilded Age », l’âge doré (au sens de « plaqué or ») – cette période qui s’étend de la fin de la guerre de Sécession au début du xxe siècle, marquée par une croissance économique et industriel­le explosive, une exploitati­on éhontée de la classe ouvrière, mais aussi la constituti­on de grandes fortunes et l’apparition d’une classe de « nouveaux riches », avides d’afficher leur réussite. Depuis cette époque, des franges toujours plus importante­s de la population mondiale ont été intégrées à la société dite de consommati­on, où le besoin de reconnaiss­ance dans l’espace social, si essentiel pour chaque être humain, est moins assouvi par l’appartenan­ce à des communauté­s familiales et locales, pulvérisée­s par les modes de vie contempora­ins, que par l’image projetée autour de soi par ses modes de consommati­on.

On comprend alors quel est le plus puissant moteur du tourisme aujourd’hui : le voyage lointain est ce que l’on se doit d’entreprend­re pour ne pas paraître minable auprès des personnes que l’on est amené à fréquenter et, du même coup, à ses propres yeux. Reiser, toujours lui, avait parfaiteme­nt compris la dynamique, dans une suite de vignettes ainsi légendées :

Les pauvres restent à la maison / Les riches partent en vacances.

Les pauvres partent en vacances / Les riches vont sur la Côte d’azur.

Les pauvres vont sur la Côte d’azur / Les riches vont au Maroc.

Les pauvres vont au Maroc / Les riches vont au Kenya. Demain, les pauvres iront au Kenya / Alors les riches feront le tour du monde.

Les pauvres aussi feront le tour du monde / Les riches feront deux fois le tour du monde…

Aux approches de l’été, la question fleurit entre collègues de bureau : « Et toi, qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? » L’année dernière, j’entendais quelqu’un répondre : « Cet été, on ne fait rien. Juste quinze jours en Écosse au mois d’août. » Ainsi donc, quinze jours en Écosse, ce serait le niveau zéro. Rester chez soi ou aller chez mémé en Touraine, là, on se retrouve en territoire négatif.

Résumons : de même que la plupart des personnes qu’on voit courir sur le bitume des grandes villes ne s’époumonent pas par amour de la course à pied, mais parce que des magazines les ont convaincue­s qu’elles devaient cela à leur santé ou à leur tour de taille, la plupart des personnes qui écument les grands musées, les sites classés, les terres lointaines, ne le font pas par amour de l’art, des vieilles pierres ou de l’exotisme, mais parce qu’elles doivent cela à leur statut social. Cela explique, au passage, la compulsion des touristes à photograph­ier monuments, oeuvres et paysages devant lesquels ils défilent, alors même que leurs images seront bien moins bonnes que celles qui se trouvent dans les livres ou sur internet. Seules des images self-made, avec tous leurs défauts, attestent que l’on s’est rendu en personne sur les lieux. Le propos de l’image n’est pas de capter la chose, mais de garder trace que l’on a été en présence de la chose. Enfin, en présence… Le touriste sent bien, pris dans le flux de ses semblables, que cela va trop vite, qu’il n’est pas en condition d’apprécier, que quelque chose lui échappe. Alors il photograph­ie, dans l’espoir qu’une fois rentré chez lui, au calme, il pourra enfin voir. Malheureus­ement, chez lui, il s’aperçoit que les images ne rendent rien, qu’il faudrait voir les choses en vrai. C’est un des aspects les plus diabolique­s du tourisme : il s’alimente des déceptions qu’il engendre. D’autant que, très largement partagées, ces déceptions demeurent également très largement refoulées, dès lors que le voyage touristiqu­e, pour remplir correcteme­nt la fonction sociale qui est la sienne, se doit d’avoir été une réussite et de laisser de merveilleu­x souvenirs. C’est ce qui fait que le mensonge touristiqu­e a si longue vie. Ce printemps, le coronaviru­s a gelé la situation, mais pour combien de temps ? •

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L'acropole d'athènes, juillet 2019.

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