Le château de Versailles a dépassé la barre des 8 millions de visiteurs en 2018
les chiffres avancés par la mairie en 2013, à peine 8 % des touristes flânaient dans le quartier Saint-louis et 5 % dans celui de Notre-dame. « On voit de plus en plus d’étrangers, mais ce sont des touristes individuels, pas les Chinois qui ont trois jours pour visiter toute l’europe. Alors, ceux-là ne nous manquent pas », ironise Alain, traiteur installé dans les halles du marché Notre-dame.
Tous ceux qui vivent à proximité des sites hyper fréquentés de France partagent le sentiment de dépossession de leur territoire qu’éprouvent les Versaillais, et que la géographe Maïe Gérardot décrit comme « une situation dans laquelle le rythme du touriste est dominant, organisant et structurant le lieu, transformant son esprit et excluant les autres rythmes ». Quiconque a essayé de traverser la magnifique place d’armes, devant le château, transformée en gigantesque parking pendant la haute saison, ou tenté de prendre le RER entre Versailles-château-rive gauche et Paris pendant les heures de fermeture du château (quand les trains sont rares) s’en souvient longtemps.
Or, s’il désole les habitants, le succès phénoménal de « l’entreprise de saccage festif », heureuse formule de Philippe Muray pour décrire le tourisme de masse, est considéré par les administrateurs du château comme une éclatante victoire qu’il convient de prolonger et d’intensifier sans relâche. Toute leur énergie est dirigée vers un seul objectif, faire progresser la fréquentation, déjà très excessive : le château de Versailles a dépassé pour la première fois la barre des 8 millions de visiteurs en 2018, dans la droite ligne d’une année touristique record pour les monuments franciliens, qui ont vu passer 50 millions de visiteurs. Catherine Pégard, reconduite à la présidence du château, a été chaudement félicitée pour le redressement de la billetterie après la chute due aux attentats de 2015.
Cependant, on a quelques raisons d’espérer que le coronavirus et les mesures sanitaires qu’il impose mettent un terme provisoire à la folle course aux entrées dans laquelle sont engagés les grands musées et sites français, tous rêvant d’égaler le Louvre et ses 10 millions d’amateurs de selfies devant La Joconde.
Aude de Kerros, critique d’art et auteur de Art contemporain, manipulation et géopolitique : chronique d’une domination économique et culturelle (Eyrolles, 2019), table audacieusement sur la fin de l’utopie du global. « Personne ne voyagera plus, si c’est pour voir ce qu’on trouve partout », nous assure-t-elle. La tonitruante opération de séduction du public, lancée sous la présidence de Jean-jacques Aillagon (2007 à 2011) et qui consiste à « sortir Versailles du cliché » en l’ouvrant notamment aux artistes contemporains les plus controversés pour ne citer que Jeff Koons, pourrait tourner court. Qui voudra passer plusieurs heures dans un avion, plus cher, plus compliqué à prendre, pour se retrouver face à des produits douteux du marché globish de l’art contemporain, qui rompent l’harmonie atemporelle qu’on vient en principe chercher dans des lieux tels que l’ancienne demeure des rois de France ? La digitalisation des collections, bien entamée avant la pandémie et accélérée pendant le confinement quasi planétaire, retiendra probablement un bon nombre de précautionneux devant leurs écrans. Une initiative comme « Mai au musée », lancée par Arte en partenariat avec le musée du Louvre, le musée d’orsay, le Grand Palais et le château de Versailles, et mettant en libre accès pendant un mois les documentaires sur les plus belles expositions et les pièces exceptionnelles de ces sites, ne satisfait pas notre besoin de « voir », mais redonne aux plus sensibles le goût d’approcher les oeuvres autrement que par le prisme d’une foule.
Quels que soient les efforts des administrateurs du château pour faire revenir le chaland après la réouverture le 6 juin, les circonstances resteront encore un moment favorables à la baisse de fréquentation. De plus, les nouveaux circuits de visite aménagés en fonction des exigences sanitaires, de sorte à éviter les croisements des flux, promettent de mettre fin à des aberrations, dont les 40 000 visiteurs quotidiens dans la seule chambre du roi restent le symbole.
« Avec le château de Versailles, c’est un peu le même problème qu’avec la vaisselle de Sèvres : si vous ne vous en servez pas, un jour vous vous apercevez qu’on vous l’a volée. Si, au contraire, vous en faites un usage fréquent, vous courez le risque de la casser », philosophe Olivier de Rohan-chabot, président de la Fondation pour la sauvegarde de l’art français et président d’honneur de la prestigieuse Société des amis de Versailles. Soucieux d’éviter la casse face au nihilisme touristique omniprésent, certains sites ont d’ores et déjà résolu le problème – après la fermeture d’une dizaine de tombeaux de la nécropole de Louxor aux visiteurs en 2011, le public a été de nouveau admis à pénétrer jusqu’au coeur du caveau qui héberge désormais… une réplique de la tombe de Toutankhamon. Sans recourir à des moyens aussi extrêmes, il serait judicieux, selon Rohan-chabot, d’inciter les touristes à porter leur attention sur les salles de l’empire ou de la Restauration, habituellement désertes. En attendant, les protections en Plexiglas empêchent les amateurs de souvenirs gratuits de repartir avec un bout de mosaïque de bois arraché à l’aide d’un trousseau de clés. Et, à défaut d’une gestion plus raisonnable qui limiterait drastiquement le nombre de visiteurs, on peut encore compter pour quelque temps sur les vertus dissuasives du virus pour garder les cars de touristes loin de Versailles. •