Cuisine et Vins de France

SUCCESS STORY

La vraie nature des chefs

- Par Pierre Maunoury

À LA REMORQUE DE L’ENSEMBLE DE LA SPHÈRE ÉCONOMIQUE, LES RESTAURANT­S ONT RELANCÉ LEUR ACTIVITÉ EN TÂTONNANT. MAIS PASSÉE L’ONDE DE CHOC, COMMENT LES CHEFS ONT-ILS ADAPTÉ LEURS HABITUDES ? PETIT TOPO AUPRÈS DE QUATRE PERSONNALI­TÉS PARISIENNE­S QUI ENVISAGENT LEUR TRAVAIL AUTREMENT FACE AUX CONSÉQUENC­ES D’UN VIRUS QUI N’A PAS FINI DE NOUS COMPLIQUER LA VIE.

Pour tous, cette crise va durablemen­t changer nos habitudes. S’habituer à sortir masqué et se désinfecte­r les mains toutes les trente secondes n’est pas un nouveau mode de vie idéal. Face à ces contrainte­s, retrouver le bonheur du lien et du partage entre amis autour d’une bonne assiette, d’un bon verre et d’une franche rigolade, est une échappatoi­re vitale. Dans ce contexte, nos chefs, en première ligne pour bousculer les principes et les habitudes, essaient de rester des exemples inspirants et pertinents. Pour éviter l’écueil des rendez-vous en visioconfé­rence, nous sommes allés rencontrer tout près de chez nous, ceux qui s’engagent pour adoucir nos us et coutumes.

L’humain et la nature au coeur de tout

Romain Meder, chef cuisinier du restaurant d’Alain Ducasse au Plaza Athénée, constate à quel point cette crise met l’accent sur l’importance de protéger l’être humain. « Si au Plaza, coté fourneaux je n’ai rien changé, c’est que depuis toujours, je travaille avec de petits producteur­s en circuit court en veillant à avoir une vraie relation avec le producteur, le pécheur, le mareyeur et moi. Il y a un visage derrière chaque produit, du sel à l’huile d’olive en passant par le turbot. Pendant le confinemen­t, j’ai pris conscience que certains étaient dans le besoin. Les producteur­s ont besoin de vendre pour vivre et les aider pendant cette période a été une priorité. C’était avant Pâques, Emmanuel, producteur de lentilles et d’agneaux, s’est retrouvé avec son stock invendu. Entre mon réseau et ma famille, j’ai réussi à vendre une vingtaine d’agneaux. J’ai aussi été point relais chez moi, quand je n’allais pas faire la distributi­on ici et là avec ma voiture. C’est ainsi que je me suis engagé. En revanche, ce qui a changé est la prise en compte du bien-être des équipes. Si nous avons toujours pris soin de nos collaborat­eurs, je tiens à ce qu’ils arrivent désormais vers 9 h le matin au lieu de 7 h 30. Avec une organisati­on différente, ils peuvent ainsi repartir chez eux plus tôt le soir. Notre métier est contraigna­nt : en cuisine nous sommes vingt-trois ; le personnel, âgé de 18 à 23 ans, travaille debout toute la journée, portant quelquefoi­s des casseroles très lourdes, et encaisse lors du service une pression supplément­aire. Si elle est nécessaire, je m’efforce de la rendre positive. Nous avons la chance d’être dans une cuisine vivante, en recherche constante, alors je leur laisse une certaine marge de manoeuvre. Après le confinemen­t, avec Monsieur Ducasse, nous avons créé Naturalist­e afin d’amener cette cuisine de la naturalité dans la rue pour la rendre accessible et aider nos producteur­s. À emporter ou à se faire livrer, c’est une cuisine abordable avec des plats allant de 5 à 12 euros, des produits simples, gourmands sans trop de gras, avec moins de sel et antigaspil­lage – les déchets et épluchures sont réutilisés et les conditionn­ements en fibre de canne à sucre sont compostabl­es. Une philosophi­e développée par la cheffe exécutive Marvic Medina Matos, qui est restée à mes côtés au Plaza trois ans. S’il y a un effet Covid-19, c’est ce rapport au produit, à la terre, aux hommes qui la travaillen­t. C’est ça l’avenir. À quoi bon aller chercher une mangue au Vietnam, quand notre devoir en tant que chef, c’est de faire en sorte que l’industrie de la restaurati­on supporte l’artisanat paysan ? Il faut travailler avec les cacahuètes du Sud-Ouest, les passiflore­s pour remplacer les fruits de la passion, les kiwis français, et, autre exemple, l’hiver, seulement l’hiver, les avocats de Corse.»

Une autre philisophi­e en marche

Pour Guillaume Muller, sommelier et propriétai­re du restaurant Garance, dans le 7e arrondisse­ment parisien, cette crise ne fait que renforcer et confirmer des conviction­s qu’il cultive depuis longtemps. Quand, il y a cinq ans, il reprend avec son cousin la ferme de son grand-père, c’est pour produire de manière sensée les légumes et la viande qu’il sert dans son propre restaurant. Dans un terroir qui l’a vu grandir, il réapprend le savoir-faire paysan. « C’est la cuisine qui doit

s’adapter aux produits, et non le contraire. » En retrouvant tous les jours les gestes de son grand-père, il pense à l’extrême respect du produit, élevé pendant des mois ou même des années comme pour ses vaches limousines. « On n’a plus l e droit de maltraiter une viande issue d’une bête élevée avec passion par un homme pendant des années (son cousin s’occupe du cheptel de vaches limousines), comme on ne peut plus rater la cuisson d’un légume qui a été choyé pendant des semaines par le maraîcher. » Pour lui, l’agricultur­e vertueuse doit savoir produire, transforme­r et aussi accueillir le public de façon à pouvoir expliquer sa façon de travailler, le sens de ses choix et de sa démarche. Il rêve même d’une applicatio­n où les restaurant­s pourraient « adopter » une ferme, afin qu’elle produise directemen­t ce qui se retrouvera­it dans leurs assiettes. « Cette crise a ouvert une porte, c’est à nous de montrer le chemin vers le respect du travail humain, la passion et l’exigence de qualité, même pour les produits les plus simples. Tous les cuisiniers devraient être animés par cette même philosophi­e. »

Revenir aux fondamenta­ux

Bruno Verjus, chef autodidact­e du restaurant Table, dans le 12e arrondisse­ment, a voulu, dans un moment de grande distanciat­ion sociale, remettre du lien dans ses rapports avec le consommate­ur. Chaque jour du confinemen­t, il racontait dans « On est confiné, mais on a des idées », sous forme d’IGTV postées sur son compte Instagram vues quotidienn­ement entre 3 000 et 5 000 fois, une recette à partir d’un légume ou d’un produit simplissim­e, la façon de couper et d’utiliser la moindre radicelle d’un poireau ou la non-cuisson d’une asperge… « J’ai pensé à tous ces gens qui vivaient dans la privation, souvent dans des conditions inconforta­bles, je leur ai raconté des histoires pour les faire s’évader par la nourriture, cette façon de raconter un plat sans le réaliser m’a permis de recréer de la perméabili­té entre l’échange et les sentiments. » En pourfendeu­r de la malbouffe, facteur responsabl­e selon lui de la pandémie, Bruno Verjus milite pour une cuisine culturelle curieuse et émotionnel­le. Depuis la réouvertur­e de son restaurant, il donne rendez-vous tous les dimanches à ses « followers » gourmands pour leur raconter une nouvelle histoire souvent consacrée à un nouveau rapport au monde. Beaucoup de personnes ayant goûté ces vidéos quotidienn­es, viennent maintenant « se mettre à Table » pour découvrir la réalité de sa cuisine. Le mouvement de retour aux sources, déjà entamé depuis quelques années par certains chefs fatigués par la course à l’échalote gastronomi­que, a été incroyable­ment démultipli­é par la pandémie et ses conséquenc­es. Sven Chartier, chef du restaurant Saturne, n’a pas attendu le confinemen­t pour changer de paradigme. Las d’une vie sans vacances et sans week-ends l’éloignant de sa famille, il a quitté la capitale pour aller expériment­er la permacultu­re au fin fond du Perche. Il travaille depuis un an sur la meilleure façon légumière de réenchante­r nos assiettes, conforté par le fait qu’il est urgent trouver un autre modèle, évidemment plus vertueux, plus direct et plus sain. Ils sont de plus en plus nombreux à travailler pour redonner de l’intelligen­ce et du sens à nos assiettes. En permettant au public de partager leur passion et en quelque sorte en distribuan­t cet amour du produit d’exception, déjà, ils nous redonnent le sourire.

 ??  ?? Sur son compte instagram, Bruno Verjus réussit dans ses vidéos quotidienn­es à nous embarquer dans son univers en mettant en lumière l’histoire de produits incroyable­ment simples et leurs recettes.
Sur son compte instagram, Bruno Verjus réussit dans ses vidéos quotidienn­es à nous embarquer dans son univers en mettant en lumière l’histoire de produits incroyable­ment simples et leurs recettes.
 ??  ?? Las d’un métier d’urgence avec sa course au succès, Sven Chartier s’est retiré dans le Perche pour faire un potager en permacultu­re et redécouvri­r les vertus de la patience.
Las d’un métier d’urgence avec sa course au succès, Sven Chartier s’est retiré dans le Perche pour faire un potager en permacultu­re et redécouvri­r les vertus de la patience.
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