SUCCESS STORY
La vraie nature des chefs
À LA REMORQUE DE L’ENSEMBLE DE LA SPHÈRE ÉCONOMIQUE, LES RESTAURANTS ONT RELANCÉ LEUR ACTIVITÉ EN TÂTONNANT. MAIS PASSÉE L’ONDE DE CHOC, COMMENT LES CHEFS ONT-ILS ADAPTÉ LEURS HABITUDES ? PETIT TOPO AUPRÈS DE QUATRE PERSONNALITÉS PARISIENNES QUI ENVISAGENT LEUR TRAVAIL AUTREMENT FACE AUX CONSÉQUENCES D’UN VIRUS QUI N’A PAS FINI DE NOUS COMPLIQUER LA VIE.
Pour tous, cette crise va durablement changer nos habitudes. S’habituer à sortir masqué et se désinfecter les mains toutes les trente secondes n’est pas un nouveau mode de vie idéal. Face à ces contraintes, retrouver le bonheur du lien et du partage entre amis autour d’une bonne assiette, d’un bon verre et d’une franche rigolade, est une échappatoire vitale. Dans ce contexte, nos chefs, en première ligne pour bousculer les principes et les habitudes, essaient de rester des exemples inspirants et pertinents. Pour éviter l’écueil des rendez-vous en visioconférence, nous sommes allés rencontrer tout près de chez nous, ceux qui s’engagent pour adoucir nos us et coutumes.
L’humain et la nature au coeur de tout
Romain Meder, chef cuisinier du restaurant d’Alain Ducasse au Plaza Athénée, constate à quel point cette crise met l’accent sur l’importance de protéger l’être humain. « Si au Plaza, coté fourneaux je n’ai rien changé, c’est que depuis toujours, je travaille avec de petits producteurs en circuit court en veillant à avoir une vraie relation avec le producteur, le pécheur, le mareyeur et moi. Il y a un visage derrière chaque produit, du sel à l’huile d’olive en passant par le turbot. Pendant le confinement, j’ai pris conscience que certains étaient dans le besoin. Les producteurs ont besoin de vendre pour vivre et les aider pendant cette période a été une priorité. C’était avant Pâques, Emmanuel, producteur de lentilles et d’agneaux, s’est retrouvé avec son stock invendu. Entre mon réseau et ma famille, j’ai réussi à vendre une vingtaine d’agneaux. J’ai aussi été point relais chez moi, quand je n’allais pas faire la distribution ici et là avec ma voiture. C’est ainsi que je me suis engagé. En revanche, ce qui a changé est la prise en compte du bien-être des équipes. Si nous avons toujours pris soin de nos collaborateurs, je tiens à ce qu’ils arrivent désormais vers 9 h le matin au lieu de 7 h 30. Avec une organisation différente, ils peuvent ainsi repartir chez eux plus tôt le soir. Notre métier est contraignant : en cuisine nous sommes vingt-trois ; le personnel, âgé de 18 à 23 ans, travaille debout toute la journée, portant quelquefois des casseroles très lourdes, et encaisse lors du service une pression supplémentaire. Si elle est nécessaire, je m’efforce de la rendre positive. Nous avons la chance d’être dans une cuisine vivante, en recherche constante, alors je leur laisse une certaine marge de manoeuvre. Après le confinement, avec Monsieur Ducasse, nous avons créé Naturaliste afin d’amener cette cuisine de la naturalité dans la rue pour la rendre accessible et aider nos producteurs. À emporter ou à se faire livrer, c’est une cuisine abordable avec des plats allant de 5 à 12 euros, des produits simples, gourmands sans trop de gras, avec moins de sel et antigaspillage – les déchets et épluchures sont réutilisés et les conditionnements en fibre de canne à sucre sont compostables. Une philosophie développée par la cheffe exécutive Marvic Medina Matos, qui est restée à mes côtés au Plaza trois ans. S’il y a un effet Covid-19, c’est ce rapport au produit, à la terre, aux hommes qui la travaillent. C’est ça l’avenir. À quoi bon aller chercher une mangue au Vietnam, quand notre devoir en tant que chef, c’est de faire en sorte que l’industrie de la restauration supporte l’artisanat paysan ? Il faut travailler avec les cacahuètes du Sud-Ouest, les passiflores pour remplacer les fruits de la passion, les kiwis français, et, autre exemple, l’hiver, seulement l’hiver, les avocats de Corse.»
Une autre philisophie en marche
Pour Guillaume Muller, sommelier et propriétaire du restaurant Garance, dans le 7e arrondissement parisien, cette crise ne fait que renforcer et confirmer des convictions qu’il cultive depuis longtemps. Quand, il y a cinq ans, il reprend avec son cousin la ferme de son grand-père, c’est pour produire de manière sensée les légumes et la viande qu’il sert dans son propre restaurant. Dans un terroir qui l’a vu grandir, il réapprend le savoir-faire paysan. « C’est la cuisine qui doit
s’adapter aux produits, et non le contraire. » En retrouvant tous les jours les gestes de son grand-père, il pense à l’extrême respect du produit, élevé pendant des mois ou même des années comme pour ses vaches limousines. « On n’a plus l e droit de maltraiter une viande issue d’une bête élevée avec passion par un homme pendant des années (son cousin s’occupe du cheptel de vaches limousines), comme on ne peut plus rater la cuisson d’un légume qui a été choyé pendant des semaines par le maraîcher. » Pour lui, l’agriculture vertueuse doit savoir produire, transformer et aussi accueillir le public de façon à pouvoir expliquer sa façon de travailler, le sens de ses choix et de sa démarche. Il rêve même d’une application où les restaurants pourraient « adopter » une ferme, afin qu’elle produise directement ce qui se retrouverait dans leurs assiettes. « Cette crise a ouvert une porte, c’est à nous de montrer le chemin vers le respect du travail humain, la passion et l’exigence de qualité, même pour les produits les plus simples. Tous les cuisiniers devraient être animés par cette même philosophie. »
Revenir aux fondamentaux
Bruno Verjus, chef autodidacte du restaurant Table, dans le 12e arrondissement, a voulu, dans un moment de grande distanciation sociale, remettre du lien dans ses rapports avec le consommateur. Chaque jour du confinement, il racontait dans « On est confiné, mais on a des idées », sous forme d’IGTV postées sur son compte Instagram vues quotidiennement entre 3 000 et 5 000 fois, une recette à partir d’un légume ou d’un produit simplissime, la façon de couper et d’utiliser la moindre radicelle d’un poireau ou la non-cuisson d’une asperge… « J’ai pensé à tous ces gens qui vivaient dans la privation, souvent dans des conditions inconfortables, je leur ai raconté des histoires pour les faire s’évader par la nourriture, cette façon de raconter un plat sans le réaliser m’a permis de recréer de la perméabilité entre l’échange et les sentiments. » En pourfendeur de la malbouffe, facteur responsable selon lui de la pandémie, Bruno Verjus milite pour une cuisine culturelle curieuse et émotionnelle. Depuis la réouverture de son restaurant, il donne rendez-vous tous les dimanches à ses « followers » gourmands pour leur raconter une nouvelle histoire souvent consacrée à un nouveau rapport au monde. Beaucoup de personnes ayant goûté ces vidéos quotidiennes, viennent maintenant « se mettre à Table » pour découvrir la réalité de sa cuisine. Le mouvement de retour aux sources, déjà entamé depuis quelques années par certains chefs fatigués par la course à l’échalote gastronomique, a été incroyablement démultiplié par la pandémie et ses conséquences. Sven Chartier, chef du restaurant Saturne, n’a pas attendu le confinement pour changer de paradigme. Las d’une vie sans vacances et sans week-ends l’éloignant de sa famille, il a quitté la capitale pour aller expérimenter la permaculture au fin fond du Perche. Il travaille depuis un an sur la meilleure façon légumière de réenchanter nos assiettes, conforté par le fait qu’il est urgent trouver un autre modèle, évidemment plus vertueux, plus direct et plus sain. Ils sont de plus en plus nombreux à travailler pour redonner de l’intelligence et du sens à nos assiettes. En permettant au public de partager leur passion et en quelque sorte en distribuant cet amour du produit d’exception, déjà, ils nous redonnent le sourire.