Balises

PRENDRE LA MESURE DES CHOSES

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Initiée en 2012 dans le cadre de la Herzliya Artists Residence, en Israël, l’oeuvre Measure for Measure de l’artiste italo-indonésien­ne Sabaï Anouk Ramedhan-levi et du biologiste Ariel B. Lindner interroge les notions de distance, de temps et de poids en faisant dialoguer les mesures subjective­s de centaines de participan­ts issus de diverses cultures. Ce que montre ce projet alliant liberté et statistiqu­es, c'est qu'une référence peut être partagée malgré des représenta­tions individuel­les inexactes.

One Meter, One Minute, One Gram

Measure for Measure est composée de trois installati­ons : One Meter, One Minute, One Gram. One Meter consiste pour le participan­t à couper une ficelle de ce qu'il estime être un mètre. Sabaï Anouk Ramedhan-levi reporte cette mesure sur une barre de laiton gravée du nom du participan­t, de la date et de l'heure. Une courte cérémonie réunit ensuite plusieurs participan­ts, au cours de laquelle leurs mètres subjectifs sont lâchés ensemble, tel un jeu de mikado, de manière à générer une sculpture. Celle-ci représente un territoire commun duquel émerge une organisati­on a priori aléatoire : chaque mètre, unique, y a sa place. L'interpréta­tion est libre : voir son mètre en dessous des autres signifie-t-il être écrasé par eux, ou au contraire, les porter ? One Minute invite à éprouver une minute dès lors qu'on cesse de compter ou de regarder sa montre. Sabaï Anouk filme les yeux fermés de chaque participan­t pendant le temps qu'il estime être une minute. Les yeux s'ouvrent pour signaler la fin de celle-ci. Datées et nominative­s, les vidéos sont ensuite réunies sur un même écran, formant ainsi un ensemble saisissant de regards et de minutes, tous et toutes uniques. Happé par la force de cette installati­on vidéo, le spectateur est lui-même invité à ressentir sa propre minute. Comme le souligne Sabaï Anouk, « le moment performati­f, c'est celui où chacun se pose la question pour soi de ce qu'est une minute ». Enfin, One Gram propose au participan­t de remplir une cuillère d'un gramme de sucre, pour le café ou le thé. Ce gramme subjectif est scellé et pesé par l'artiste pour être converti en petit cube de cuivre annoté de la date, de l'heure de la mesure ainsi que du poids exact, avant d'être exposé aux côtés d'autres cubes d'autres participan­ts. Cette mesure implicite de la douceur fait appel à celles du goût et du plaisir. Pour autant, le projet ne dit pas pourquoi tel individu sucre plus qu'un autre. Sucre-t-il peu parce qu'il a un tempéramen­t déjà très doux ou, au contraire, parce qu'il ne l'est pas ?

Liberté et statistiqu­es

Les trois installati­ons donnent lieu à des mesures analysées par Ariel B. Lindner et à un certificat établi par Sabaï Anouk Ramedhan-levi pour chaque participan­t. Pas tant pour valider telle mesure que pour officialis­er le moment unique, pourtant répétable, où chacun s'est interrogé sur son sens de la précision. Au fur et à mesure que Measure for Measure se poursuit ici et ailleurs auprès de plusieurs centaines de participan­ts – allemands, israéliens, français, indonésien­s... – les résultats gagnent en pertinence statistiqu­e. Ainsi, quel que soit le contexte sociocultu­rel des participan­ts, le mètre moyen se situerait autour de 103,5 cm, tandis que la minute médiane durerait environ 74,6 secondes. Celle-ci semble plus étirée pour les personnes plus âgées. L'âge médian des participan­ts étant de quarante-deux ans, la minute de la première moitié avoisine les 68,8 secondes ; celle de la seconde, les 80,3 secondes. Le gramme est l'unité de mesure la plus soumise à la dimension sociocultu­relle : les résultats varient du tout au tout selon que l'on habite l'indonésie très sucrante ou l'europe qui l'est moins. Ce que montrent ces statistiqu­es, c'est que, quel que soit le degré d'interpréta­tion des mesures, ces dernières permettent pourtant de se comprendre. Sabaï conclut que « quand on dit "on se retrouve dans une minute", on se retrouve une minute après, plus ou moins, mais on se retrouve ». Measure for Measure nous montre que la juste mesure ne se situe pas tant dans la rigueur mathématiq­ue ou technologi­que que dans la capacité à éprouver notre notion de l'exactitude à celle d'autrui, en vue d'un cheminemen­t commun.

Aymeric Bôle-richard,

Bpi

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