• Qu'est-ce que les Sound Studies ? entretien avec Philippe Le Guern
Enfant, entre cow-boys et indiens, Philippe Le Guern avait choisi son camp. Il était définitivement de ceux dont l'ouïe oriente le rapport au monde de manière cruciale. Musicien, professeur en sciences de l'information et de la communication, il s'intéresse aujourd'hui aux Sound Studies. Conseiller scientifique du cycle « Le son des autres », il explique ce qu'apporte « cette discipline qui n'en est pas une ». Quels sont les objets pris en compte par les Sound Studies ?
A priori, toutes les dimensions qui convoquent le sonore entrent dans le cadre de ce nouveau champ d’étude qui est, par nature, transfrontalier. La question est de savoir si c’est un champ disciplinaire autonome, constitué en tant que tel. Si c’est le cas, qu’est-ce qui le définit ? Est-ce que ce sont des objets, des concepts, des méthodes ? Prenons l’exemple du bruit. Celui-ci peut concerner un nombre extrêmement étendu de domaines : la physique acoustique, les politiques publiques… Pour les villes, le bruit pose des questions de cohabitation, de nuisance sonore, de ségrégation spatiale. Le bruit peut également être un enjeu esthétique. Par exemple, est-ce que la noise est de la musique ou pas ? Les bruits peuvent être aussi des cris de mammifères marins géolocalisés. Cela relève du domaine de l’écologie. S’intéresser au bruit peut également conduire à étudier des espaces précisément vierges de tout bruit. En réalité, je pourrais continuer à énumérer toute une série de contextes où le bruit a une signification précise. Cela m’amène à définir les Sound Studies moins comme un champ disciplinaire que comme un carrefour d’interdisciplinarités.
Depuis quand le son fait- t-il l'objet de recherches ?
Il y a une sorte de fil rouge dans la construction de l’intérêt pour le son que je fais remonter à l’antiquité. Ce fil rouge, c’est la question des sens et de leur rapport au vrai et au faux. Dans la Grèce antique, par exemple, des auteurs ont réfléchi aux propriétés du son et à sa relation à la vue. Pour Térence, l’erreur, c’est l’erreur d’entendement au sens littéral du terme : ce qui nous induit en erreur, ce n’est pas la vue, mais l’ouïe. Cette réflexion sur les sens et la tromperie ou la vérité traverse ensuite le Moyen Âge. Les différents sens sont ordonnés selon leur proximité supposée avec l’âme. L’image est mise au premier plan. La question du rapport entre la vue et l’audition s’est prolongée jusqu’à nos jours. Par exemple, Marshall Mcluhan oppose une part originelle de l’humain qui serait associée au régime de l’oralité à une modernité contemporaine qui serait celle de la vision. Plus largement, la question que pose le son est celle, phénoménologique, du rapport au monde et de son appréhension. Est-ce que le son ou l’ouïe nous trompent ? Dans L’invention du disque, 1877-1949. Genèse de l’usage des médias musicaux contemporains, Sophie Maisonneuve montre bien que si les premiers dispositifs d’enregistrement ont une finalité pratique – par exemple, se substituer à la prise de notes manuscrites –, ils permettent aussi de conserver des « fantômes » : la présence d’êtres chers disparus. Je trouve cette dimension extrêmement intéressante. Qu’est-ce que l’enregistrement d’une voix capte de l’être ? Ou plutôt de la trace de l’être dont cela prétend capter quelque chose ? Il y a toujours un moment de sidération, d’ébahissement devant une technologie capable de fixer quelque chose qui n’est plus là, mais qui est là néanmoins. Roland Barthes l’a très bien expliqué à propos de la photographie. Évidemment, tout cela s’est banalisé et nous avons tous perdu cette fascination par rapport au son.