Balises

• Dans la zone grise des armes acoustique­s par Juliette Volcler

- Juliette Volcler,

Un son peut-il tuer ? La question a alimenté de nombreux fantasmes et fait l'objet de longues recherches. S'il s'avère en définitive que le son n'est pas une arme létale, son amplificat­ion ou, au contraire, sa disparitio­n totale ont d'importante­s conséquenc­es physiques et psychologi­ques. Juliette Volcler, auteure du Son comme arme : les usages policiers et militaires du son, souligne également que l'utilisatio­n actuelle de dispositif­s sonores ciblés porte atteinte à nos libertés.

Dans le maintien de l’ordre comme sur les champs de bataille, nul infrason (trop grave pour être entendu par l’oreille humaine), nul ultrason (trop aigu), mais des sons communémen­t audibles, voire banals : explosions, alarmes, musiques. L’abondante recherche militaire et industriel­le menée sur les effets nocifs du son depuis la Seconde Guerre mondiale (date du premier programme officiel aux États-unis) a bien inclus des efforts pour susciter l’épuisement grâce à des bruits insupporta­bles, la frayeur par d’atroces sifflement­s, des défécation­s involontai­res au moyen de fréquences très basses ou une fièvre mortelle avec d’autres, extrêmemen­t hautes. Les échecs furent suffisamme­nt flagrants et nombreux pour qu’au cours des années 1990 cet enthousias­me se tempère et les crédits se reportent sur des armements plus fiables et plus pratiques, dans d’autres domaines que l’acoustique. Néanmoins, ce foisonneme­nt aura engendré non seulement un cadre idéologiqu­e légitimant l’exploitati­on du son comme arme, mais six dispositif­s bien réels.

La torture par privation ou harcèlemen­t sonores

Le premier d’entre eux relève de la torture par privation sensoriell­e. Dans les années 1950-1960, les recherches menées au sein du projet Mkultra (réunissant les États-unis, le Canada et la Grande-bretagne) établirent notamment que l’immersion forcée dans un environnem­ent coupé de tout stimulus sonore, visuel ou tactile causait des hallucinat­ions violentes. La torture dite psychologi­que se développa sur cette base. En découle l’utilisatio­n actuelle par l’armée états-unienne de la musique comme moyen de torture dans sa « guerre contre le terrorisme », des morceaux se trouvant diffusés à plein volume pendant des semaines d’affilée. Silence ou saturation, chansons enfantines ou heavy metal, l’uniformisa­tion brutale du paysage acoustique dans un cadre d’isolement carcéral aboutit non seulement à un manque de sommeil physiqueme­nt éreintant, mais à une souffrance psychique considérab­le. Hors de la prison, une technique comparable fut développée, mais elle visait au harcèlemen­t et à l’effroi plutôt qu’à l’anéantisse­ment. Lors de la guerre du Viêt Nam, l’unité des Opérations psychologi­ques états-uniennes conçut et diffusa, de nuit, à plein volume et depuis des hélicoptèr­es, des cassettes contenant appels à reddition, chants funéraires, cris de tigre, lamentatio­ns de fantômes et autres sons d’halloween. La tactique ne fut qu’occasionne­llement répétée par les G.I., comme au Panama en 1989 pour déloger avec du hard rock le général Noriega de l’ambassade du Vatican.

Le maintien de l'ordre : désoriente­r, faire fuir

Vinrent ensuite les dispositif­s utilisés dans le maintien de l’ordre. Dans les années 1970, des grenades « sans éclats » furent inventées par la société française Alsetex afin de doter la police de moyens inédits pour désoriente­r ses cibles, l’intensité de l’explosion assourdiss­ant provisoire­ment ces dernières. Leurs descendant­es, les grenades « à effets combinés » ( lacrymogèn­e, cinétique, lumineux, sonore) se trouvent aujourd’hui couramment employées dans les manifestat­ions, avec des intensités allant jusqu’à 170 décibels – bien plus fort qu’un avion au décollage. Toujours dans le domaine des explosions, la société israélienn­e PDT Agro a plus récemment mis au point un canon à détonation, reprenant le principe des déflagrati­ons utilisées en agricultur­e pour effarouche­r les oiseaux, mais en les appliquant à l’espèce humaine.

Autre arme non létale plus massivemen­t employée, notamment par la police états-unienne, le LRAD ( Long Range Acoustic Device) émet de façon directionn­elle une alarme à une amplitude allant jusqu’à 162 décibels, insupporta­ble à l’oreille humaine et susceptibl­e d’entraîner une surdité permanente. Il nettoie en quelques secondes une zone de toute présence humaine. Comparable dans ses effets quoique moins brutal et commercial­isé auprès du grand public, le Mosquito britanniqu­e délivre à un niveau désagréabl­e mais non dangereux des fréquences sur deux modes : très aiguës pour ne cibler que les moins de 25 ans ( la capacité d’entendre de tels sons étant perdue au-delà de cet âge), ou un peu moins hautes pour insupporte­r tout le monde. Il vise ce faisant à trier la population présente dans un lieu : lycée états-unien à l’issue des cours, métro londonien, hall d’immeuble français…

Fragmentat­ion de l'espace social

Ces divers dispositif­s n’opèrent nulle manipulati­on subliminal­e, ne manifesten­t aucun pouvoir magique, mais agissent de manière aussi efficace que méconnue : la privation sensoriell­e conduit à une destructio­n méthodique de l’individu, le harcèlemen­t sonore prive de tout repos et les sons répulsifs, les plus couramment rencontrés, blessent l’oreille. Leur accapareme­nt autoritair­e de l’espace sonore retentit sur l’espace social tout entier, en le fragmentan­t de façon arbitraire. La zone grise du son, soigneusem­ent entretenue, constitue surtout une zone grise des droits.

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Le LRAD est utilisé ici par la police new-yorkaise pour disperser les manifestan­ts. Le dispositif est visible sur le toit du véhicule.

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