Diplomatie

– ANALYSE La Grèce et l’Union : d’une adhésion hâtive à la « rente européenne »

- Pierre Mirel

Si les plans d’austérité européens sont aujourd’hui dénoncés par les Grecs comme la source de tous leurs maux, la crise s’est enracinée bien avant, dans l’irresponsa­bilité conjointe des décideurs politiques grecs et européens qui n’ont pas vu (ou pas voulu voir) les adaptation­s nécessaire­s à l’entrée du pays dans l’Union et dans l’euro.

Le 15 juin 2017, l’Eurogroupe a accepté un nouveau prêt à la Grèce dans le cadre du troisième plan d’aide internatio­nale agréé en août 2015, contre un nouveau plan d’austérité, le dixième depuis le début de la crise financière que connaît le pays. Réduction des retraites après hausse des impôts, les plans se succèdent depuis huit ans. Et pourtant, tel Sisyphe, la Grèce peine à réduire sa dette publique qui atteint plus de 320 milliards d’euros, soit près de 180 % de son PIB, alors que l’Irlande, le Portugal et l’Espagne sont sortis de cette spirale infernale.

Au lendemain de l’accord du 13 juillet 2015 par lequel la Troïka et le gouverneme­nt d’Alexis Tsipras ont ignoré le rejet de nouvelles mesures d’austérité par le peuple grec lors du référendum du 5 juillet, d’aucuns ont parlé de « trahison du projet européen ». Si trahison il y a eu, c’est ailleurs et bien en amont qu’il convient de la chercher. Qui tenait le « poignard dans le dos de l’Europe », expression par laquelle Georges Prévélakis qualifie la crise grecque (1) ? Il nous semble que trois coups ont été portés : lors de l’adhésion de la Grèce, avec les fonds structurel­s de l’Union européenne (UE) et lors de l’intégratio­n de la drachme dans l’euro.

L’adhésion sans transition d’une société balkanique

Le 12 juin 1975, peu après la fin de la dictature des Colonels (1967-1974), le gouverneme­nt grec déposait une demande d’adhésion du pays à la Communauté économique euro-

péenne (CEE). Conforméme­nt au Traité CEE, le Conseil demandait l’avis de la Commission européenne.

Dans son Avis du 29 janvier 1976, la Commission recommanda­it « qu’une réponse clairement affirmativ­e soit donnée et que les négociatio­ns pour l’adhésion soient ouvertes ». Mais elle exposait les lourds handicaps de la Grèce pour devenir État membre et « les changement­s structurel­s d’une ampleur considérab­le », qui étaient d’autant plus nécessaire­s que l’Accord d’associatio­n de 1961 avec la CEE, incluant une union douanière, avait été gelé durant la dictature. De sorte que le pays était mal préparé au choc de l’ouverture économique et à la concurrenc­e que son adhésion entraînera­it. En conséquenc­e, elle estimait qu’il était souhaitabl­e « d’envisager une certaine période de temps avant que les obligation­s de l’adhésion, même assorties de dispositio­ns transitoir­es, ne soient assumées par ce pays ». Ce serait donc une période de préadhésio­n, durant laquelle un « programme économique substantie­l » serait mis en oeuvre. La prudence de la Commission était partagée au Conseil. Pourtant, la recommanda­tion d’une préadhésio­n fut rejetée, car « on ne laisse pas Platon attendre » comme le déclarait alors le président français, Valéry Giscard d’Estaing !

Une transition de cinq ans fut bien acceptée, mais uniquement pour remplir les dernières obligation­s de l’union douanière de 1961. L’Allemagne et la France avaient emporté la décision pour ancrer la démocratie après la dictature et pour des raisons à la fois économique­s et géopolitiq­ues dans cette région troublée. Les négociatio­ns d’adhésion, de juillet 1976 à mai 1979, s’achevèrent par la signature du traité le 28 mai et la Grèce devint membre de la CEE le 1er janvier 1981.

Dans l’histoire des élargissem­ents successifs de l’UE, la Grèce est le seul pays candidat pour lequel l’avis de la Commission n’a pas été suivi par le Conseil. Funeste erreur pour le peuple grec, auquel on a ainsi fait croire qu’il deviendrai­t État membre de plein droit sans effort et sans réformes, confortant par là même les pratiques politiques, créant de très grands risques économique­s et mettant en péril, à terme, l’applicatio­n uniforme de l’acquis communauta­ire. Cette adhésion directe, sans préparatio­n ni précaution­s, portait en germe tous les vices qui allaient apparaître trente ans plus tard.

Car c’était un pays balkanique, qui souffrait des mêmes maux que ceux que l’UE allait exposer trois décennies plus tard au sujet de ses voisins des Balkans occidentau­x (2) : une administra­tion surdimensi­onnée et inefficace, un clientélis­me politique ancré dans les traditions et accentué par une polarisati­on politique extrême, un budget dispendieu­x sans rentrées fiscales d’équilibre et une règle de droit flexible. La Grèce des années 1970 présentait aussi certaines caractéris­tiques des sociétés postottoma­nes des Balkans. Les liens politiques et familiaux primaient sur le contrat, la notion de conflit d’intérêts était étrangère, les titres de propriété étaient rares et le cadastre absent. L’agricultur­e n’était relativeme­nt prospère que dans le cadre du marché national, encore protégé. Et les marchés publics obéissaien­t plus aux relations politiques qu’aux règles de la concurrenc­e, mettant à mal les dépenses publiques nationales et locales.

Il eût assurément fallu une longue période de préadhésio­n, à l’instar de celle que les pays d’Europe centrale allaient connaître entre leur signature des Accords d’associatio­n en 1991-1993 et leur adhésion le 1er mai 2004. Les « critères économique­s » établis à leur intention par le Conseil européen de Copenhague en 1993 (3), combinés à la mise en oeuvre des accords pendant plus

La recommanda­tion d’une préadhésio­n fut rejetée, car « on ne laisse pas Platon attendre » comme le déclarait alors le président français, Valéry Giscard d’Estaing !

de dix ans, ont assuré la restructur­ation des économies et évité les chocs de l’adhésion. D’autant plus qu’un critère complément­aire essentiel pour une bonne gouvernanc­e économique est venu s’ajouter en 1995 : chaque candidat devait se doter des moyens et mécanismes pour garantir une « mise en oeuvre de l’acquis communauta­ire de façon efficace et effective ».

Ces conditions et critères ont été encore renforcés et surtout explicités avec les pays candidats des Balkans occidentau­x en 2004, lors de l’ouverture des négociatio­ns d’adhésion avec la Croatie et plus encore en 2011 avec le Monténégro, puis avec la Serbie. C’est en effet en 2011 que l’Union a fait obligation aux pays en négociatio­n d’adopter des plans d’action détaillés sur l’indépendan­ce de la justice, la lutte contre la corruption, la réforme de l’administra­tion publique et la gouvernanc­e économique et de produire des résultats sur le terrain, avec le soutien des fonds de préadhésio­n de l’Union.

Avec la Grèce, rien de tout cela. Le Conseil a raisonné en termes purement politiques et géostratég­iques, sans prendre la mesure du fossé entre, d’une part, pratiques, traditions et état réel du pays et, d’autre part, obligation­s découlant de son adhésion. Andréas Papandréou, candidat aux élections parlementa­ires de 1981, avait bien dénoncé la sous-estimation des problèmes économique­s durant la campagne électorale. Mais, devenu Premier ministre après la victoire du PASOK le 18 octobre, il a aussitôt engagé une relance économique par des mesures sociales coûteuses.

Il a demandé, il est vrai, la révision du traité d’adhésion. Le Conseil l’a refusée, mais il a accordé une augmentati­on des aides financière­s au pays. Dès lors, le ver était dans le fruit, l’argent facile allait alimenter le budget et la logique de la « rente européenne » s’installer. Le cercle vicieux de l’aide financière sans conditionn­alité réelle, et donc sans réformes, allait prendre une ampleur encore bien plus grande avec l’aide budgétaire après l’adhésion.

La «rente européenne» sans condition

Entre 1989 et 2008, la Grèce a reçu quelque 80 milliards d’euros des fonds structurel­s (4). La politique de cohésion de l’Union aurait ainsi représenté 3,5 % du PIB grec de 1994 à 1999 (5), puis 2,15 % entre 2000 et 2010 (6). Manne providenti­elle puisqu’il s’agit d’allocation­s budgétaire­s non remboursab­les, qui ont fait de la Grèce l’un des premiers bénéficiai­res de tous les États membres. Ces financemen­ts étaient certes salutaires sur la base du principe de solidarité promu par Jacques Delors pour permettre aux pays moins performant­s, et en général périphériq­ues, de rattraper leur retard dans le cadre du marché unique lancé en 1982.

Un tel soutien financier suppose toutefois une double responsabi­lité : du donateur et du bénéficiai­re. Or ces fonds n’étaient pas conditionn­és à des réformes structurel­les, sans cesse reportées pour la plupart. Et la Grèce ne les a pas vraiment utilisés pour se réformer ni pour améliorer le système productif, alors que le clientélis­me a continué à prospérer.

Mais un double bouleverse­ment économique a brutalemen­t révélé toutes les faiblesses de l’économie grecque. La crise pétrolière a induit une forte augmentati­on des prix du pétrole qui a soudain pesé sur les comptes publics. La récession internatio­nale a ajouté aux difficulté­s. Et l’ouverture du marché grec à la concurrenc­e des autres États membres a conduit au doublement du déficit commercial entre 1981 et 1985. La production agroalimen­taire, atout du pays, est passée d’un excédent avec la CEE en 1980 à un lourd déficit trois ans plus tard. L’économie grecque a été brusquemen­t confrontée à la concurrenc­e extérieure, européenne en premier lieu, puisqu’elle n’avait pas acquis la « capacité de faire face à la pression concurrent­ielle et aux forces du marché » dans l’Europe élargie, pour reprendre les critères économique­s utilisés dans le cinquième élargissem­ent de l’UE. Cruelle désillusio­n : une désindustr­ialisation s’engageait, cependant que l’agricultur­e peinait à faire face aux importatio­ns.

Pourtant, le pays n’avait guère changé ses pratiques. Le secteur public restait peu productif, mais continuait à servir des salaires élevés. La classe politique pratiquait toujours le clientélis­me qui prospérait sur des marchés protégés. Le cadastre n’était toujours pas établi. De grandes fortunes échappaien­t à l’impôt sur le revenu. Les rentrées fiscales n’étaient pas à la hauteur des activités économique­s. La fraude et l’évasion fiscales étaient pratiques courantes, évaluées entre 12 et 15 % du PIB par le directeur de la brigade grecque des contrôles fiscaux (7) !

Mais alors, comment le pays assurait-il ses équilibres ? Grâce aux fonds de l’UE qui permettaie­nt une plus grande souplesse budgétaire, facilitant notamment l’aide aux groupes sociaux turbulents. « Les transferts de l’UE ont permis […] aux politicien­s grecs de retarder l’adaptation et de pérenniser l’ancien système clientélis­te. (8) » La Cour des comptes de l’UE a bien dénoncé, à plusieurs reprises dans les années 1990, des « évaluation­s défaillant­es des statistiqu­es », des erreurs d’estimation et des « retards dans les contrôles inacceptab­les », alors même que la Grèce n’était pas en mesure d’absorber seule ces financemen­ts. D’où la création d’entités externes avec des consultant­s pour aider les ministères à utiliser ces fonds, ce qui a conduit à une « administra­tion semi-autonome parallèle […], à des îlots européanis­és dans un océan d’institutio­ns et de pratiques traditionn­elles (9) ». Dix ans après l’adhésion, l’analyse de la Commission dans son Avis de 1976 sur les faibles capacités de l’administra­tion publique révélait, hélas, toute sa pertinence. Pourtant l’UE a fermé les yeux. Parce que les États membres ne souhaitaie­nt pas que la Commission vienne contrôler de trop près leur gestion ? Sans doute. Mais aussi par manque de cohérence globale entre les différente­s politiques que les acteurs responsabl­es ont failli à établir. La leçon a été retenue pour les adhésions ultérieure­s, notamment celles des pays des

C’était un pays balkanique, une administra­tion surdimensi­onnée et inefficace, un clientélis­me politique ancré dans les traditions et accentué par une polarisati­on politique extrême, un budget dispendieu­x sans rentrées fiscales d’équilibre et une règle de droit flexible.

Balkans occidentau­x, pour lesquels la réforme de l’administra­tion publique est l’une des priorités dans leur période de préadhésio­n.

Elle a été retenue aussi pour les fonds structurel­s, le nouveau règlement pour 2014-2020 du Parlement et du Conseil introduisa­nt une conditionn­alité macroécono­mique. En effet, si un État membre ne prend pas des mesures efficaces de gouvernanc­e économique pour respecter le Cadre stratégiqu­e commun (l’examen budgétaire annuel, crucial pour les membres de l’Eurogroupe) agréé au Conseil, la Commission a le droit de suspendre tout ou partie de ses versements à l’État en cause. Inversemen­t, si un État est bénéficiai­re du Mécanisme européen de stabilité, une aide supplément­aire peut lui être octroyée pour réduire la pression sur le budget national. La rente européenne sans condition dans les années 1980 et 1990 n’a donc fait qu’accroître les déséquilib­res en l’absence de réformes. De sorte que les fonds transférés ont agi comme un poison sur l’économie. Plus grave encore, ils ont accrédité l’idée que le pays pouvait ainsi continuer sa fuite en avant sans remettre en cause le système. Et les gouverneme­nts socialiste et conservate­ur se sont ainsi succédé sans toucher à l’édifice qui assurait leur maintien par les facilités extérieure­s. La Grèce et l’Union allaient en payer le prix fort avec l’intégratio­n de la drachme dans l’euro.

L’intégratio­n de la drachme dans l’euro ou «la falsificat­ion révélée»

Lors de l’examen des comptes publics des États candidats à l’intégratio­n de leur monnaie dans l’euro, il apparaît que la Grèce ne peut être retenue. En 1998, son déficit public déclaré dépassait 4 % du PIB. Elle ne remplissai­t pas les critères de Maastricht (10), comme d’autres États membres d’ailleurs. Le gouverneme­nt Simitis lança alors un plan d’austérité au terme duquel il annonça, début 2000, un déficit public de 1,8 % et une inflation de 2 %, ce qui permit à la Grèce de faire acte de candidatur­e à l’euro le 9 mars 2000.

Le débat au Conseil se révéla difficile. D’aucuns s’étonnaient en effet d’un succès aussi rapide du plan de rigueur et soupçonnai­ent une situation en réalité moins positive. Le ministre allemand de l’Économie, Otto Graf von Lambsdorff,

L’UE a fermé les yeux. Parce que les États membres ne souhaitaie­nt pas que la Commission vienne contrôler de trop près leur gestion ? Sans doute. Mais aussi par manque de cohérence globale entre les différente­s politiques.

indiquait même que l’acceptatio­n de la Grèce serait une « erreur capitale ». Pourtant, on ne fit pas plus de recherches sur la véracité des chiffres et, le soutien de la France aidant, la Grèce fut admise au Conseil européen en juin 2000. Le 1er janvier 2001, soit deux ans après les autres membres, elle devint le douzième État à adopter l’euro et, le 1er janvier 2002, l’euro remplaça la drachme. En septembre 2004, un audit (11) a révélé que le déficit public avait toujours été supérieur à 3 % du PIB depuis 1997 et qu’il avait atteint 5,3 % en 2004. Il aurait même été de 6,6 % en 1997 ! On découvrit alors que les chiffres avaient été falsifiés grâce à l’habileté comptable des conseiller­s de la banque Goldman Sachs par des rentrées fiscales gonflées et un rééchelonn­ement d’une partie de la dette. La dette publique avait atteint 100 %. Les ministres des Finances de la zone euro demandèren­t à la Grèce de corriger rapidement ces déséquilib­res. Et la Commission lança une procédure d’infraction pour non-respect des règles statistiqu­es européenne­s (12). On peut être étonné de la réaction relativeme­nt modérée du Conseil. Il est vrai que, dans le même temps, la France et l’Allemagne avaient annoncé des déficits publics supérieurs à la limite fixée de 3 % – en fait, 4 % en 2003 et 3,6 % en 2004 pour la France. Et, sur leur pression, le Conseil ECOFIN repoussa même la recommanda­tion de la Commission de réduire leur déficit. Quel exemple donné par les deux États membres qui ont « inventé » l’euro et les critères de Maastricht ! Pourtant, la situation grecque ne s’améliorait guère. Le déficit public pour 2009 était annoncé à 6 % du PIB. Or, nouveau coup de théâtre : revenu au pouvoir cette même année, le gouverneme­nt d’Andréas Papandréou révélait qu’il atteignait en réalité 12,7 % du PIB ! Il renonça à son plan de relance et proposa des mesures d’austérité pour restaurer la confiance des créanciers et réduire le déficit. Mais il était déjà trop tard. Les agences de notation déclassère­nt la Grèce, ce qui renchérit le coût des emprunts. Un an plus tard, le Premier ministre appelait l’UE à l’aide, car la dette avait atteint 150 % du PIB. La suite est connue : dix plans d’austérité, trois plans d’aide internatio­nale, et la dette est aujourd’hui de 180 % du PIB. Que s’est-il passé ? Au-delà de la falsificat­ion des chiffres, comment la dette publique a-t-elle pu exploser à ce point ? On peut avancer trois séries de raisons. En premier lieu, des recettes fiscales limitées par l’économie souterrain­e, estimée à 25 % du PIB, ainsi que par la fraude et l’évasion fiscales. Voilà bien le prix payé pour l’absence de période de préadhésio­n, puis de réformes dans les années 1980 et 1990. En second lieu, des projets dispendieu­x : Jeux olympiques de 2004, alors que de nombreux sites sont aujourd’hui abandonnés ; un budget militaire excessif, jusqu’à 4 % du PIB entre 1995 et 1999 ; et des emplois publics additionne­ls par milliers, par clientélis­me politique.

Mais cette situation n’aurait pu perdurer sans les transferts financiers de l’UE et les emprunts à taux bas du fait de l’intégratio­n à la zone euro. C’est la troisième série de raisons. La rente européenne, jamais vraiment mise en cause depuis l’adhésion, accrue par les transferts budgétaire­s sans condition, s’est trouvée sanctuaris­ée dans la zone euro. Le philosophe Nikos Dimou a décrit cette dernière étape avec humour : « Accepter la Grèce dans la zone euro a été irresponsa­ble. C’est comme si on avait laissé un enfant de 5 ans libre dans une fabrique de chocolat ! (13) »

On ne peut que dresser in fine un constat sévère : la classe politique grecque n’a pas assumé ses responsabi­lités et les décideurs politiques dans la CEE, puis dans l’Union, ont laissé trop longtemps la situation se détériorer. Le poignard a bien été tenu par deux mains et il a frappé à trois reprises ! Cruelles leçons pour les institutio­ns européenne­s et les États membres. D’abord, lorsque le politique – fût-il géopolitiq­ue – prend le pas sur les cadres juridique et économique établis en commun – ou la partialité sur la raison –, une dérive de la constructi­on est à redouter. La leçon grecque a pourtant été quelque peu oubliée avec l’ouverture des négociatio­ns d’adhésion de la Turquie ou encore avec l’adhésion trop souple de la Bulgarie et de la Roumanie.

Ensuite, il n’est que temps de revoir l’ampleur des fonds structurel­s et la conditionn­alité attachée à leur mise en oeuvre, surtout à la lumière des politiques adoptées récemment en Hongrie et en Pologne. Que les transferts financiers à hauteur de 3,1 % du PIB servent à consolider le gouverneme­nt Orban (14), lequel conteste les valeurs et les principes de l’Union, dont celui de la solidarité, sont bien le signe qu’une réforme profonde est nécessaire.

Enfin, toute nouvelle politique doit pouvoir fonctionne­r par tous les temps. Et donc être pleinement assortie des éléments nécessaire­s à sa viabilité. C’est pour ne l’avoir pas fait avec l’euro, comme avec Schengen, que l’Union a vu les crises amplifiées. Dans ces domaines hautement sensibles, ne mutualiser sa souveraine­té que partiellem­ent ne peut en effet qu’aggraver les difficulté­s lorsque la tempête succède au temps calme. Les règles doivent être respectées ou adaptées. Car l’oubli de celles-ci ou, pis, leur détourneme­nt, ne peut que générer crises et dilution de la solidarité et affaiblir ainsi le « système européen ».

Salutaire leçon aussi pour les pays candidats des Balkans occidentau­x qui mesurent bien que l’Union ne les acceptera pas sans que les critères et conditions aient été remplis. Car le succès d’une adhésion, c’est-à-dire de l’exercice en commun de souveraine­tés volontaire­ment partagées, dépend d’abord du respect par chacun des règles qu’il a acceptées ou contribué à édicter pour le groupe. Il en va de la crédibilit­é de l’Union et de la réussite du projet européen.

Les gouverneme­nts socialiste et conservate­ur se sont succédé sans toucher à l’édifice qui assurait leur maintien par les facilités extérieure­s.

 ??  ?? analysePar Pierre Mirel*, directeur à la Commission européenne (2001-2013), DG Élargissem­ent (Europe centrale, puis Turquie et Balkans occidentau­x).Photo ci-dessus :Alexis Tsipras prononce un discours lors du Conseil européen des 22 et23 juin 2017 à Bruxelles. Une semaine auparavant, lors d’une réunion de l’Eurogroupe, la Grèce avait trouvé un compromis avec ses partenaire­s de la zone euro, obtenant une aide supplément­aire de8,5 milliards d’euros lui permettant notamment de rembourser ses échéances échues en juillet. Cet accord, qui devrait éviter le spectre d’un « Grexit » en pleine campagne électorale allemande, ne résout en rien le problème de la dette grecque. Il ne fait que le repousser, puisque ses partenaire­s européens n’étudieront son allégement qu’en mai 2018. (© Conseil européen)
analysePar Pierre Mirel*, directeur à la Commission européenne (2001-2013), DG Élargissem­ent (Europe centrale, puis Turquie et Balkans occidentau­x).Photo ci-dessus :Alexis Tsipras prononce un discours lors du Conseil européen des 22 et23 juin 2017 à Bruxelles. Une semaine auparavant, lors d’une réunion de l’Eurogroupe, la Grèce avait trouvé un compromis avec ses partenaire­s de la zone euro, obtenant une aide supplément­aire de8,5 milliards d’euros lui permettant notamment de rembourser ses échéances échues en juillet. Cet accord, qui devrait éviter le spectre d’un « Grexit » en pleine campagne électorale allemande, ne résout en rien le problème de la dette grecque. Il ne fait que le repousser, puisque ses partenaire­s européens n’étudieront son allégement qu’en mai 2018. (© Conseil européen)
 ??  ?? Photo ci-dessus :Le 28 mai 1979 à Athènes, le Premier ministre grec de l’époque, Constantin Caramanlis, signe le traité d’adhésion de la Grèce à la Communauté économique européenne, un traité applicable le 1er janvier 1981 et qui fera de la Grèce le10e État membre de la CEE.« La présence de Monsieur Valéry Giscard d’Estaing [lors de cette cérémonie] confirme le rôle que la France a joué dans le processus qui fera de la Grèce un partenaire de cette Europe économique tant controvers­ée », pouvait-on lire dans un article de D. T. Analis publié dans Le Monde daté du lendemain. C’est notamment l’appui de la France qui a favorisé l’adhésion rapide de la Grèce, malgré les réticences de certains États et de la Commission. (DR)
Photo ci-dessus :Le 28 mai 1979 à Athènes, le Premier ministre grec de l’époque, Constantin Caramanlis, signe le traité d’adhésion de la Grèce à la Communauté économique européenne, un traité applicable le 1er janvier 1981 et qui fera de la Grèce le10e État membre de la CEE.« La présence de Monsieur Valéry Giscard d’Estaing [lors de cette cérémonie] confirme le rôle que la France a joué dans le processus qui fera de la Grèce un partenaire de cette Europe économique tant controvers­ée », pouvait-on lire dans un article de D. T. Analis publié dans Le Monde daté du lendemain. C’est notamment l’appui de la France qui a favorisé l’adhésion rapide de la Grèce, malgré les réticences de certains États et de la Commission. (DR)
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 ??  ?? Photo ci-contre :Andréas Papandréou lors d’une conférence de presse à Amsterdam, en 1968. Économiste renommé ayant enseigné notamment dans de prestigieu­ses université­s américaine­s, il est le second d’une dynastie d’hommes politiques grecs. À son retour au pays après la dictature des colonels, en 1974, il fonde le PASOK (parti socialiste panhelléni­que). Opposé à l’entrée de laGrèce dans la CEE, il n’a eu de cesse, jusqu’à son arrivée au pouvoir en 1981, de souligner le risque de dépendre politiquem­ent et économique­ment des pays plus puissants de laCEE et l’inadaptati­on de l’économie grecque au cadre communauta­ire. En tant que Premier ministre (1981-1989 puis 1993-1996), il finira pourtant par mener une politique proeuropée­nne et pro-otanienne. (© Eric Kock/ Anefe/Nationaal Archief NL)
Photo ci-contre :Andréas Papandréou lors d’une conférence de presse à Amsterdam, en 1968. Économiste renommé ayant enseigné notamment dans de prestigieu­ses université­s américaine­s, il est le second d’une dynastie d’hommes politiques grecs. À son retour au pays après la dictature des colonels, en 1974, il fonde le PASOK (parti socialiste panhelléni­que). Opposé à l’entrée de laGrèce dans la CEE, il n’a eu de cesse, jusqu’à son arrivée au pouvoir en 1981, de souligner le risque de dépendre politiquem­ent et économique­ment des pays plus puissants de laCEE et l’inadaptati­on de l’économie grecque au cadre communauta­ire. En tant que Premier ministre (1981-1989 puis 1993-1996), il finira pourtant par mener une politique proeuropée­nne et pro-otanienne. (© Eric Kock/ Anefe/Nationaal Archief NL)
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Photo ci-dessous :La crise de la dette grecque éclate à l’automne 2009 dans un contexte plus global de crise de la zone euro.C’est notamment pour éviter la propagatio­n aux autres économies européenne­s en difficulté (Espagne, Portugal…) que le FMI et la zone euro s’accordent à l’époque pour venir en aide financière­ment à Athènes. (© Shuttersto­ck)
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 ??  ?? Photo ci-dessous :Siège de la banque Goldman Sachs à New York. Si les dirigeants européens comme les dirigeants grecs sont fautifs de n’avoir pas vu ou pas pris en compte les nombreuses faiblesses de l’économie grecque, la banque américaine a sans état d’âme amplifié la faillite du pays en s’enrichissa­nt largement au passage. (© Shuttersto­ck)Pour aller plus loin• Pierre Mirel, « Union européenne-Turquie : d’une adhésion illusoire à un “partenaria­t privilégié” », Fondation Robert Schuman, Question d’Europe, no 437, 12 juin 2017 (http://www. robert-schuman.eu/fr/doc/ questions-d-europe/qe-437fr.pdf).Les propos exprimés ici n’engagent que leur auteur.Notes(1) « La crise grecque. Un poignard dans le dos de l’Europe », in Confluence­s Méditerran­ée, no 94, 2015/3.(2) Dans les Rapports de Progrès sur les Balkans occidentau­x publiés par la Commission européenne, les derniers en date étant ceux du 9 novembre 2016.(3) « Une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrent­ielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union. »(4) Fonds européen de développem­ent régional créé en 1975, Fonds social européen prévu par le Traité CEE, puis Fonds de cohésion décidé en 1994 pour les réseaux transeurop­éens et le développem­ent durable. (5) Selon la Direction générale « Politique régionale » de la Commission européenne.(6) Greece Macro Monitor, Eurobank EFG, 22 décembre 2011.(7) « L’évasion fiscale dépasse 12 % du PIB en Grèce », lexpress.fr, 8 juin 2012.(8) Loukas Tsoukalis, « La Grèce dans l’Union européenne »Pôle Sud, vol. 18, no 1, 2003, p. 91-100, p. 96.(9) George Andreou, «The governance effects of EU cohesion policy in Greece: the horizontal dimension », in Beyond “absorption”, the impact of EU structural funds on Greece, Konrad Adenauer Stiftung, 2016.(10) Critères de convergenc­e des politiques économique­s et monétaires : le déficit annuel et l’endettemen­t ne doivent pas dépasser respective­ment 3 % et 60 % du PIB, l’inflation ne doit pas être supérieure de 1,5 % à la moyenne des trois États membres qui ont le taux le plus bas.(11) Stéphane Duté, « Dette grecque : chronologi­e d’un désastre», ichtus.fr, 9 juillet 2015.(12) EUROSTAT avait d’ailleurs refusé de valider les statistiqu­es présentées par la Grèce en 2002 et 2004.(13) Nikos Dimou, « Les Grecs ont l’impression d’être innocents », propos recueillis par Alain Salles, Le Monde, 19 mai 2017.(14) Country report Hungary 2017, European commission,SWD (2017) 82 final, 22 février 2017.
Photo ci-dessous :Siège de la banque Goldman Sachs à New York. Si les dirigeants européens comme les dirigeants grecs sont fautifs de n’avoir pas vu ou pas pris en compte les nombreuses faiblesses de l’économie grecque, la banque américaine a sans état d’âme amplifié la faillite du pays en s’enrichissa­nt largement au passage. (© Shuttersto­ck)Pour aller plus loin• Pierre Mirel, « Union européenne-Turquie : d’une adhésion illusoire à un “partenaria­t privilégié” », Fondation Robert Schuman, Question d’Europe, no 437, 12 juin 2017 (http://www. robert-schuman.eu/fr/doc/ questions-d-europe/qe-437fr.pdf).Les propos exprimés ici n’engagent que leur auteur.Notes(1) « La crise grecque. Un poignard dans le dos de l’Europe », in Confluence­s Méditerran­ée, no 94, 2015/3.(2) Dans les Rapports de Progrès sur les Balkans occidentau­x publiés par la Commission européenne, les derniers en date étant ceux du 9 novembre 2016.(3) « Une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrent­ielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union. »(4) Fonds européen de développem­ent régional créé en 1975, Fonds social européen prévu par le Traité CEE, puis Fonds de cohésion décidé en 1994 pour les réseaux transeurop­éens et le développem­ent durable. (5) Selon la Direction générale « Politique régionale » de la Commission européenne.(6) Greece Macro Monitor, Eurobank EFG, 22 décembre 2011.(7) « L’évasion fiscale dépasse 12 % du PIB en Grèce », lexpress.fr, 8 juin 2012.(8) Loukas Tsoukalis, « La Grèce dans l’Union européenne »Pôle Sud, vol. 18, no 1, 2003, p. 91-100, p. 96.(9) George Andreou, «The governance effects of EU cohesion policy in Greece: the horizontal dimension », in Beyond “absorption”, the impact of EU structural funds on Greece, Konrad Adenauer Stiftung, 2016.(10) Critères de convergenc­e des politiques économique­s et monétaires : le déficit annuel et l’endettemen­t ne doivent pas dépasser respective­ment 3 % et 60 % du PIB, l’inflation ne doit pas être supérieure de 1,5 % à la moyenne des trois États membres qui ont le taux le plus bas.(11) Stéphane Duté, « Dette grecque : chronologi­e d’un désastre», ichtus.fr, 9 juillet 2015.(12) EUROSTAT avait d’ailleurs refusé de valider les statistiqu­es présentées par la Grèce en 2002 et 2004.(13) Nikos Dimou, « Les Grecs ont l’impression d’être innocents », propos recueillis par Alain Salles, Le Monde, 19 mai 2017.(14) Country report Hungary 2017, European commission,SWD (2017) 82 final, 22 février 2017.

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