Diplomatie

– ANALYSE La Grèce dans le monde : nouveaux défis, nouvelles opportunit­és

- Georges Prévélakis

La Grèce paraît avoir échappé à la « balkanité » qui caractéris­ait son histoire, depuis sa création pendant les années 1830 jusqu’à la guerre civile. Pourtant, cette image doit être nuancée. Fragilisée économique­ment, elle éprouverai­t aujourd’hui plus de difficulté­s à résister à un environnem­ent géopolitiq­ue déstabilis­ateur.

Depuis la fin de la guerre civile, en 1949, la Grèce a vécu dans un climat de sécurité. Ayant pu éviter son absorption par le bloc communiste, elle a fait partie de plusieurs organisati­ons internatio­nales. Membre de l’OTAN à partir de 1952, membre fondateur de l’Organisati­on européenne de coopératio­n économique (OECE), créée en 1948 et transformé­e en Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE) en 1961, membre de la Communauté économique européenne depuis 1981 et de l’Eurozone depuis 2001, elle semble un pays parfaiteme­nt intégré dans le monde occidental et en avance par rapport à son voisinage.

La crise économique amorcée en 2010 et l’échec de la stratégie européenne pour son sauvetage la différenci­ent toutefois des autres pays européens. L’Espagne, le Portugal et l’Irlande, qui ont connu des situations comparable­s, ont réussi à rétablir leur équilibre économique. Mais la Grèce se trouve toujours sous tutelle européenne. Plus graves encore pour l’avenir sont certains contentieu­x, plus ou moins « figés », avec ses voisins. Parmi eux, ceux qui causent le plus d’inquiétude­s concernent sa relation avec la Turquie.

Chypre, la clé de la relation gréco-turque

La défaite de l’armée grecque en Asie Mineure en 1922 et l’échange de population­s qui en a résulté ont marqué la fin de la « Grande Idée », le projet grec de conquête de Constantin­ople et d’extension des territoire­s grecs. La nouvelle Turquie, créée par Mustafa Kemal, n’était pas animée par des visées révisionni­stes. Les deux États modernes issus, avec un siècle d’écart, de la décomposit­ion de l’Empire ottoman,

la Grèce et la Turquie, s’accordaien­t enfin à la préservati­on du statu quo territoria­l, établi par le Traité de Lausanne en 1923. Ainsi, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand la Grèce a obtenu les îles du Dodécanèse, enlevées à l’Empire ottoman par l’Italie en 1911, la Turquie n’a pas soulevé de contestati­ons. D’ailleurs, la menace de l’Union soviétique, à la recherche d’un débouché vers les mers chaudes à travers les détroits turcs et la mer Égée, renforçait les liens de solidarité entre ces deux pays qui allaient bientôt rejoindre l’OTAN. Cette entente fut brisée par la question chypriote.

Chypre, sous administra­tion britanniqu­e depuis 1878, avait été annexée par l’Empire britanniqu­e en 1914 et déclarée colonie de la couronne britanniqu­e en 1925. Les Chypriotes grecs, soutenus par Athènes, espéraient une évolution similaire à celle du Dodécanèse. Le gouverneme­nt britanniqu­e s’est pourtant opposé à la perspectiv­e de l’Enossis (l’union avec la Grèce). En 1955, les Grecs ont lancé la lutte armée contre les forces britanniqu­es. Probableme­nt encouragée par la diplomatie britanniqu­e, la Turquie a revendiqué sa participat­ion aux négociatio­ns concernant le sort de Chypre, au nom des Chypriotes musulmans. Chypre a gagné son indépendan­ce en 1960 à la suite d’un accord entre la Grèce, la Turquie et le Royaume-Uni, la constituti­on de Chypre étant garantie par les trois États. Le Royaume-Uni a obtenu deux grandes bases souveraine­s et s’est érigé de facto en arbitre entre les deux antagonist­es. Ainsi, une affaire coloniale a été transformé­e en question interethni­que. Les faiblesses inhérentes au système institutio­nnel du nouvel État ont conduit rapidement à l’impasse politique. En 1963, les premières violences ont éclaté. Un peu plus de dix ans plus tard, en 1974, les troupes turques ont débarqué sur l’île après un putsch avorté organisé par la dictature militaire au pouvoir à Athènes. L’île fut divisée en une partie septentrio­nale, sous contrôle militaire turc, et une partie méridional­e, sous l’autorité de l’État chypriote. Depuis, la question chypriote n’a pas cessé d’occuper les institutio­ns internatio­nales, dont les efforts pour parvenir à une solution permettant la réunificat­ion de l’île échouent systématiq­uement. Ces échecs n’ont pourtant pas empêché l’adhésion de Chypre à l’Union européenne en 2004. Une série de contentieu­x gréco-turcs ont vu le jour comme conséquenc­e, directe ou indirecte, de la question chypriote. Dans la mesure où, en 1974, les deux pays se sont trouvés au bord de la guerre, toutes les questions liées à la gestion de l’espace aérien et maritime égéen sont conditionn­ées par les calculs militaires. La suspicion que les uns ou les autres chercherai­ent à obtenir des conditions militaires avantageus­es en cas de confrontat­ion armée complique les négociatio­ns et conduit souvent à l’immobilism­e. Ainsi, la Grèce n’a pas pris le risque d’étendre ses eaux territoria­les de 6 à 12 milles marins, comme prévu par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, le Parlement turc ayant déclaré qu’une telle action constituer­ait un casus belli. Le manque de confiance et l’antagonism­e entre les deux alliés créent évidemment de graves difficulté­s au sein de l’OTAN.

Aux aspects purement militaires, il faut ajouter les nouveaux enjeux liés à la perspectiv­e de découverte et d’exploitati­on d’hydrocarbu­res en mer Égée et en Méditerran­ée orientale. La délimitati­on de la zone économique exclusive (ZEE) des deux pays en mer Égée devient quasi impossible puisque la Turquie considère que sa ZEE doit s’étendre à 200 milles nautiques à partir du littoral continenta­l tandis que, pour la Grèce, le point de départ du même calcul est constitué par le littoral insulaire. Dans le premier cas, la mer Égée serait partagée entre la Grèce et la Turquie, transforma­nt les îles orientales grecques en exclaves (1), tandis que, dans le deuxième cas, toute la mer Égée deviendrai­t un « lac grec ». Sans accord sur la délimitati­on des ZEE, les ressources restent inexploité­es. Ce différend est encore compliqué par l’implicatio­n de Chypre, de l’Égypte et d’Israël, pays qui nourrissen­t eux aussi l’espoir d’exploiter des gisements énergétiqu­es situés dans leurs domaines maritimes. Le dossier énergétiqu­e présente d’ailleurs également un volet « transport et achemineme­nt », dont plusieurs projets alternatif­s et antagonist­es de « tubes » cristallis­ent les enjeux. L’importance des îles pour la délimitati­on des zones maritimes conduit à de dangereuse­s frictions. En 1995, la Grèce et la Turquie se sont trouvées au bord d’une confrontat­ion armée à propos d’un îlot inhabité mais stratégiqu­ement situé

La délimitati­on de la zone économique exclusive (ZEE) des deux pays en mer Égée devient quasi impossible puisque la Turquie considère que sa ZEE doit s’étendre à 200 milles nautiques à partir du littoral continenta­l tandis que, pour la Grèce, le point de départ du même calcul est constitué par le littoral insulaire.

(Imia/Kardak). Depuis, la Turquie mène campagne pour défendre sa théorie des « zones grises », selon laquelle elle conteste la souveraine­té grecque sur plusieurs îles, îlots, et rochers en mer Égée. Une guerre diplomatiq­ue et juridique sévit autour de cette nouvelle question.

Aux problèmes de Chypre et de la mer Égée viennent s’ajouter les tensions liées aux minorités. La minorité chrétienne orthodoxe en Turquie a fortement diminué au fil des crises turco-grecques tandis que la minorité musulmane en Grèce n’a pas connu de diminution sensible. Le « compromis historique » d’Elefthério­s Venizélos et de Mustafa Kemal a donc été sérieuseme­nt mis à mal pendant les dernières décennies.

Les rapports avec les Balkans

À la fin de la guerre froide, l’économie grecque a bénéficié de l’ouverture de sa frontière septentrio­nale. L’immigratio­n albanaise a contribué à la baisse du coût du travail tandis que les produits et les capitaux grecs trouvaient dans les Balkans un espace d’expansion dans lequel les Grecs disposaien­t des avantages géographiq­ues et culturels. Pourtant, certains mauvais souvenirs ont perturbé les relations d’Athènes avec ses voisins et ont conduit à des divergence­s avec ses partenaire­s occidentau­x. Le principal problème concerne la « question du nom » : la Grèce conteste le droit d’utilisatio­n du nom de « Macédoine » par l’État héritier de la République fédérale yougoslave homonyme, refusant ce qu’elle considère comme une appropriat­ion historique et craignant des revendicat­ions territoria­les sur le nord de son territoire. En 2008, elle a bloqué l’entrée de cette dernière à l’OTAN. Cette politique a contribué à la dégradatio­n de l’image internatio­nale de la Grèce, une image déjà écornée par l’attitude

La mauvaise expérience européenne concernant la Grèce a constitué un argument contre l’élargissem­ent de l’Europe vers le sud-est. Depuis, on assiste à un rétrécisse­ment drastique de l’influence grecque dans les Balkans.

proserbe de la population grecque lors de la guerre du Kosovo, à la fin des années 1990. Enfin, la relation avec l’Albanie traverse souvent des difficulté­s à cause de l’existence d’une minorité grecque dans le sud de ce pays.

Malgré ces questions résiduelle­s d’un passé balkanique tumultueux, la Grèce des années 1990 et 2000 faisait figure d’État modèle régional, de leader de l’ensemble des Balkans sur la voie de l’« européanis­ation », d’allié des autres pays balkanique­s, et même de la Turquie, dans leur effort pour adhérer à l’Union européenne. La crise économique de 2010 a pourtant modifié le rapport de la Grèce à son voisinage. La mauvaise expérience européenne concernant la Grèce a constitué un argument contre l’élargissem­ent de l’Europe vers le sudest. Depuis, on assiste à un rétrécisse­ment drastique de l’influence grecque dans les Balkans.

La Grèce et les « puissances »

Depuis sa création, la Grèce a constitué une pomme de discorde entre les puissances européenne­s, auxquelles se sont ajoutés, à la fin des années 1940, les États-Unis d’Amérique. Les conflits européens et internatio­naux ont eu un lourd impact sur la vie politique grecque, induisant de violentes divisions entre les partisans des uns et ceux des autres. Ainsi, la question de la participat­ion de la Grèce au côté de l’Entente lors de la Première Guerre mondiale est à l’origine du Dichasmos (« division en deux ») entre royalistes et vénizélist­es, tandis que la guerre civile des années 1940 a préfiguré la guerre froide.

Malgré l’importance de l’Union européenne dans la vie économique et politique grecque, le lien avec les États-Unis reste primordial. Le contrôle du territoire grec a constitué un élément essentiel de la défense occidental­e contre le bloc communiste, mais aussi de la politique américaine au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ce deuxième aspect a pris aujourd’hui une dimension particuliè­re. La base militaire de Souda, en Crète, est un élément fondamenta­l du dispositif américain. Pays traditionn­ellement proarabe, la Grèce a beaucoup développé sa coopératio­n politique et militaire avec Israël depuis la dégradatio­n de la relation turco-israélienn­e, sans doute sous l’impulsion des Américains. Elle compte en retour beaucoup sur la protection militaire et politique américaine. Dans les moments d’hésitation des Européens, le président américain les a fortement dissuadés de pousser la Grèce hors de l’Eurozone. Outre les liens stratégiqu­es et politiques, l’importante communauté grecque américaine contribue à rapprocher les deux pays. Ces liens étroits n’empêchent pas l’existence d’un courant antiaméric­ain, certes minoritair­e, mais qui s’exprime parfois de manière violente.

Malgré le souvenir de la répression de la guérilla anticoloni­aliste de Chypre pendant les années 1950, la Grèce reste également étroitemen­t liée au RoyaumeUni. La lutte commune contre les forces de l’Axe et, surtout, la tradition partagée de « maritimité » constituen­t des bases solides pour cette relation. À l’instar de la diaspora dans le cas américain, la marine marchande grecque forme la principale articulati­on entre les deux pays. Avec l’Allemagne, la relation a toujours été passionnel­le, irrationne­lle et difficile. Étant donné le rôle de la référence hellénique dans la constructi­on de l’identité nationale allemande, la Grèce occupe une place centrale dans l’imaginaire de cette Nation. L’État grec a par ailleurs été construit par les Bavarois pendant les années 1830 et 1840, période

connue dans l’histoire grecque comme la « Bavarocrat­ie » (domination bavaroise). La mémoire de l’occupation nazie (1941-1944) est lourde, mais, en même temps, l’influence spirituell­e allemande a été puissante pendant toute l’histoire de l’État grec. L’économie allemande, prédominan­te aujourd’hui en Grèce, a été très présente aussi au cours de l’entre-deux-guerres. Mais, malgré son soutien économique actuel, l’Allemagne ne bénéficie pas en Grèce d’une image très favorable.

La Russie a joué un rôle fondamenta­l dans l’émergence du nationalis­me grec aux XVIIIe et XIXe siècles. La foi commune, l’orthodoxie, constitue un lien spirituel et politique puissant. Pourtant, la relation gréco-russe est aussi pleine d’ambiguïtés. La Russie tsariste, et ensuite l’Union soviétique, ont systématiq­uement soutenu les peuples orthodoxes slaves contre les Grecs. Au sein du monde orthodoxe, le patriarcat de Moscou, qui se considère comme la « troisième Rome », est en compétitio­n avec le patriarcat oecuméniqu­e de Constantin­ople (la « deuxième Rome »). Malgré ces frictions, il y a toujours en Grèce un camp prorusse, partagé entre une version ultranatio­naliste et une version nostalgiqu­e du communisme. La relation franco-grecque est la moins ambivalent­e. Les deux pays sont liés par leur vocation méditerran­éenne. Les relations intellectu­elles ont toujours été puissantes. L’École française d’Athènes fut la première école d’archéologi­e en Grèce et reste la plus grande parmi les écoles d’archéologi­e françaises. Chaque fois que la Grèce a été tiraillée entre des orientatio­ns géopolitiq­ues opposées, la France a représenté une solution de conciliati­on. Pendant la guerre civile, elle a accueilli et sauvé un nombre considérab­le d’intellectu­els et d’artistes communiste­s. Pendant la dictature des colonels, Paris a été le principal foyer de résistance à l’étranger. Au moment de l’effondreme­nt de la dictature militaire, quand l’antiaméric­anisme battait son plein en Grèce, le soutien de Valéry Giscard d’Estaing à Constantin Caramanlis a contribué à éloigner le risque d’une rupture entre la Grèce et le monde occidental. La France a été le principal soutien des efforts grecs pour adhérer à la CEE. La crise économique actuelle met à nouveau en avant le rôle français de médiation, cette fois entre la Grèce et l’Allemagne.

Une présence globale hors contrôle d’Athènes

L’État grec constitue un acteur internatio­nal classique. On ne peut pourtant comprendre son fonctionne­ment internatio­nal si l’on fait abstractio­n des autres formes de présence mondiale grecque, qui, sans en dépendre, lui sont étroitemen­t liées.

Chypre constitue le cas le plus évident. Il s’agit d’un deuxième État grec, surtout après les événements de 1974 qui ont conduit à son hellénisat­ion par le regroupeme­nt des Chypriotes turcs dans la partie de l’île qui échappe à son contrôle. Il s’agit d’un État avec de grandes particular­ités liées à la présence britanniqu­e et turque sur son territoire et à l’implicatio­n continue des instances internatio­nales dans le maintien de la paix et la recherche d’une solution. Si, pendant les années 1950, l’union avec la Grèce apparaissa­it comme le meilleur moyen de renforcer l’ensemble grec, aujourd’hui, l’existence de deux États présente certains avantages puisqu’elle assure une double représenta­tion internatio­nale et communauta­ire.

La diaspora grecque est quant à elle la deuxième forme de présence internatio­nale hors contrôle athénien. Les Grecs de la diaspora, évalués entre quatre et cinq millions, sont installés dans les grandes métropoles mondiales et exercent une influence économique, intellectu­elle et politique sans commune mesure avec leur nombre : le lobby gréco-américain a ainsi réussi à changer la politique américaine envers la Turquie après la crise de 1974. Et toutes les grandes université­s mondiales accueillen­t des universita­ires et des chercheurs grecs.

La troisième forme de présence internatio­nale est la marine marchande. La flotte marchande appartenan­t aux Grecs, de Grèce ou de Chypre, est la plus importante et la plus dynamique au monde et son influence internatio­nale, certes chaotique et discrète, est réelle. Les armateurs grecs contrôlent des capitaux considérab­les et disposent de puissants réseaux de relations en Occident et en Orient.

Une quatrième présence internatio­nale liée à la Grèce vient du rôle des institutio­ns religieuse­s chrétienne­s orthodoxes et hellénopho­nes. Bartholomé­e, le patriarche oecuméniqu­e de Constantin­ople, primus inter pares parmi les évêques chrétiens orthodoxes, est une personnali­té internatio­nale fort respectée. Les patriarcat­s orthodoxes d’Alexandrie et de Jérusalem exercent une grande influence au Moyen-Orient et en Afrique. Il existe une géopolitiq­ue religieuse autour du monde orthodoxe, dans laquelle les acteurs liés plus ou moins directemen­t à la Grèce jouent un rôle de premier plan.

Le contrôle du territoire grec a constitué un élément essentiel de la défense occidental­e contre le bloc communiste, mais aussi de la politique américaine au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ce deuxième aspect a pris aujourd’hui une dimension particuliè­re.

Les perspectiv­es

Depuis les années 1950, la Grèce n’a pas été confrontée à son ancien problème de choix entre plusieurs puissances « protectric­es ». La guerre froide, et ensuite sa faiblesse, ont limité l’emprise de la Russie en Grèce, tandis que le processus européen a éliminé les antagonism­es entre les puissances occidental­es. Cette période géopolitiq­ue semble pourtant arriver à sa fin. La Russie est en train de développer à nouveau son influence dans les Balkans et au Moyen-Orient. Le Brexit et les prises de position du nouveau président américain, ainsi que certaines déclaratio­ns allemandes, soulèvent des inquiétude­s quant à la bonne entente entre les principaux alliés de l’OTAN. Une éventuelle divergence entre l’Europe continenta­le et l’ensemble composé des États-Unis et du Royaume-Uni placerait la politique étrangère et de défense grecque devant de graves dilemmes. Dépendante économique­ment de l’Allemagne et militairem­ent des États-Unis, liée institutio­nnellement à l’Union européenne mais ayant des liens au moins aussi profonds avec le monde atlantique, la Grèce risquerait de se retrouver face à ses vieux démons. Elle aurait à nouveau besoin de la médiation française.

La Grèce devra en même temps gérer les questions liées à l’instabilit­é régionale. Dans les Balkans, les anciens problèmes issus de la dislocatio­n de la Yougoslavi­e ne sont toujours pas résolus. Les impasses économique­s et l’éloignemen­t de la perspectiv­e d’adhésion des Balkans occidentau­x à l’Union européenne créent une ambiance de plus en plus préoccupan­te.

Ce qui se passe en Turquie est bien plus grave. Le durcisseme­nt du régime ne masque que provisoire­ment les contradict­ions qui traversent la société turque, comme la différence entre la Turquie occidental­isée des littoraux et des grandes villes et la Turquie « profonde » de l’intérieur, ainsi que l’opposition religieuse et politique entre sunnites et alévis. La question kurde constitue une véritable bombe à retardemen­t. La situation est envenimée par l’incompréhe­nsion occidental­e. Une aggravatio­n éventuelle de la situation turque aurait des conséquenc­es néfastes pour la Grèce, allant de l’arrivée massive de réfugiés jusqu’au danger d’une confrontat­ion armée. Pendant les prochaines années, la Grèce, déjà affaiblie par la crise économique et politique, risque donc de se trouver confrontée à de graves difficulté­s régionales, tout en étant tiraillée entre les orientatio­ns traditionn­elles contradict­oires de sa politique étrangère, l’orientatio­n maritime et l’orientatio­n continenta­le, et soumise aux attraction­s antagonist­es américaine, allemande et russe. À ce contexte géopolitiq­ue inquiétant s’ajoute le facteur démographi­que. La Grèce a rejoint le reste de l’Europe dans le déclin démographi­que. De plus, sa population jeune fuit la crise, aspirée par les pays de l’Europe occidental­e qui accueillen­t volontiers ce peuple de diaspora à l’intégratio­n facile. Parallèlem­ent, la Grèce est en contact avec des zones démographi­quement très dynamiques, comme l’Afrique et le Moyen-Orient. L’effet combiné du départ de Grecs et de l’arrivée d’étrangers constitue un nouveau défi. Néanmoins, la Grèce a démontré sa capacité intégratri­ce lorsqu’elle a accueilli un million d’Albanais après la chute du mur.

Ces images dessinent un avenir peu rassurant. Elles sont pourtant liées uniquement à la réalité étatique et territoria­le. La présence globale, diasporiqu­e, maritime et religieuse s’inscrit dans des logiques géopolitiq­ues différente­s, pleines d’opportunit­és. La mondialisa­tion, la société de l’informatio­n et les grandes recomposit­ions géoculture­lles et géopolitiq­ues favorisent les expression­s réticulair­es du néohelléni­sme et lui permettent de compenser les imperfecti­ons de son incarnatio­n stato-nationale. Sur la scène internatio­nale, la perception de la Grèce est conditionn­ée par certaines représenta­tions géographiq­ues. La Grèce est systématiq­uement classée dans une Europe méridional­e, chrétienne et méditerran­éenne, dans le même ensemble que l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Pourtant, pour comprendre la place grecque dans le monde, il serait plus pertinent de la comparer avec deux autres pays de son voisinage : la Turquie et Israël. Elle partage avec la Turquie le grand carrefour géostratég­ique qui assure l’articulati­on entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, ainsi qu’une culture politique héritée du monde des empires. Sans coïncider, les enjeux géopolitiq­ues sont de même nature. Avec Israël, la comparaiso­n est fondée sur le dualisme géopolitiq­ue, géoéconomi­que et géoculture­l : État et diaspora. À cette première similarité s’ajoute le rôle de l’hellénisme et du judaïsme pour la civilisati­on occidental­e qui apporte aux deux pays une sorte de « rente symbolique ». Après une longue période pendant laquelle elles ont profité de leur situation géostratég­ique, la Grèce et la Turquie risquent maintenant de se trouver exposées à la déstabilis­ation de leur environnem­ent géopolitiq­ue. À l’instar d’Israël, la Grèce espère pourtant bénéficier de ses réserves symbolique­s, extraterri­toriales et réticulair­es.

Une éventuelle divergence entre l’Europe continenta­le et l’ensemble composé des États-Unis et du RoyaumeUni placerait la politique étrangère et de défense grecque devant de graves dilemmes.

 ??  ?? analysePar Georges Prévélakis, professeur des université­s, université PanthéonSo­rbonne (Paris-I).Photo ci-dessus :Le drapeau de la République turque de Chypre du Nord et celui de la Turquie flottent sur un poste de garde surplomban­t la ligne verte surveillée par l’ONU qui divise Nicosie, capitale à la fois de Chypre et de la République turque de Chypre du Nord, non reconnue internatio­nalement. Dernière tentative en date pour résoudre le problème chypriote, la conférence qui s’est tenue en Suisse fin juin 2017 a échoué à trouver un accord sur la réunificat­ion de l’île. Le mandat de la force chargée du maintien de la paix est prorogé jusqu’au 31 janvier 2018. (© Shuttersto­ck)
analysePar Georges Prévélakis, professeur des université­s, université PanthéonSo­rbonne (Paris-I).Photo ci-dessus :Le drapeau de la République turque de Chypre du Nord et celui de la Turquie flottent sur un poste de garde surplomban­t la ligne verte surveillée par l’ONU qui divise Nicosie, capitale à la fois de Chypre et de la République turque de Chypre du Nord, non reconnue internatio­nalement. Dernière tentative en date pour résoudre le problème chypriote, la conférence qui s’est tenue en Suisse fin juin 2017 a échoué à trouver un accord sur la réunificat­ion de l’île. Le mandat de la force chargée du maintien de la paix est prorogé jusqu’au 31 janvier 2018. (© Shuttersto­ck)
 ??  ?? Photo ci-contre :Considéré comme le « fondateur de la Grèce moderne », Elefthério­s Kiriakou Venizélos (18641936) marqua profondéme­nt la vie politique grecque de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, tant par sa politique de réformes économique­s et sociales que par ses réussites diplomatiq­ues, notamment le quasi-accompliss­ement de la « Grande Idée » (union de tous les Grecs dans un seul État ayant pour capitale Constantin­ople) avec les traités de Neuilly et de Sèvres. ( © US Library of Congress)
Photo ci-contre :Considéré comme le « fondateur de la Grèce moderne », Elefthério­s Kiriakou Venizélos (18641936) marqua profondéme­nt la vie politique grecque de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, tant par sa politique de réformes économique­s et sociales que par ses réussites diplomatiq­ues, notamment le quasi-accompliss­ement de la « Grande Idée » (union de tous les Grecs dans un seul État ayant pour capitale Constantin­ople) avec les traités de Neuilly et de Sèvres. ( © US Library of Congress)
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Photo ci-dessus :Dans le cadre d’un exercice conjoint de l’OTAN, deux F-15E Strike Eagle américains manoeuvren­t sur la base grecque de Souda, en Crète, en février 2014. Cet exercice, le plus important depuis dix ans pour la force aérienne grecque, était destiné à renforcer la coopératio­n opérationn­elle entre les deux armées. (© Thomas Trower/ US Air Force)
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Photo ci-dessous :Le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, et le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, inaugurent une exposition au musée byzantin et chrétien d’Athènes le 27 mai 2016. Les relations gréco-russes se basent sur des liens anciens, des affinités historique­s, religieuse­s et culturelle­s et des échanges économique­s significat­ifs. Avec l’arrivée au pouvoir du parti Syriza, ces éléments prennent une nouvelle dimension, notamment à propos de la relation entre l’Union européenne et la Russie et dans la lecture de la situation en Ukraine. (© kremlin.ru)
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Photo ci-dessus :Le tanker Maratha, sous pavillon grec, dans le port de Gênes (Italie) en octobre 2015. Première au monde par sa capacité de transport, la flotte grecque (c.-à-d. possédée par un armateur grec, quel que soit le pavillon) est un atout considérab­le sur le plan internatio­nal pour le pays. En 2013, le transport océanique représenta­it ainsi plus de 7 milliards d’euros d’apport pour la Grèce, soit plus de4 % du PIB, selon une étude Eurobank. Ce secteur, qui ne connaît pas la crise, continue de bénéficier d’une fiscalité extrêmemen­t avantageus­e, protégée par l’article 107 de la Constituti­on grecque, ce qui ne manque pas de susciter le débat dans un pays où la question fiscale est omniprésen­te. (© Shuttersto­ck)
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Note(1) Partie d’un pays ou d’un territoire non connectée à la partie principale de celuici, encerclée par un pays ou un territoire relevant d’une autre souveraine­té et pour lequel elle constitue une enclave (NdlR).Pour aller plus loin• Georges Prévélakis, Qui sont les Grecs ? Une identité en crise, Paris, CNRS Éditions, septembre 2017.

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