– ANALYSE GAFAM et BATX contre les États
Levons toute ambiguïté : les GAFAM et les BATX appartiennent à deux régimes de pouvoir distincts. La principale différence ressortit aux systèmes politiques auxquels ils sont adossés. Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (auxquels nous joignons plus généralement les grandes entreprises technologiques étasuniennes) sont le produit d’une démocratie libérale dont l’État, un temps très interventionniste et dirigiste dans son économie, a progressivement accru leur marge de manoeuvre pour développer des activités sur le territoire national et en dehors. Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi (auxquels il faut ajouter Huawei, ZTE, SenseTime, Megvii, CloudWalk et d’autres encore) tirent leur ascension d’un Parti-État totalitaire, fortement interventionniste, qui continue de contrôler d’une main de fer son système productif.
Néanmoins, ces entités partagent deux caractéristiques : elles sont nées dans le giron des États ou ont largement bénéficié de leur soutien ; elles remplissent pour eux une fonction politique, sociorégulatrice en deçà des frontières, de projection de puissance au-delà, qui leur confère un statut privilégié au sein du tissu économique national. Ces entreprises dominent en maîtres les technologies de l’information et de la communication, et plus largement les technosciences émergentes NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives), dans un contexte de basculement techniciste des politiques publiques des principales puissances.
Deux systèmes, deux genèses étatiques
Les GAFAM et les BATX n’existeraient pas, du moins dans leur forme actuelle, sans le soutien de l’État. Cette dépendance originaire participe des politiques étatistes menées par les États-Unis et la Chine qui, dans leurs registres particuliers, ont ouvert la voie à des acteurs hybrides, au croisement de l’économie, de la science et du politique.
Le mythe du self-made-man, que l’on a tôt fait d’associer aux figures de Bill Gates et de Steve Jobs, a peu à voir avec la réalité
empirique de l’émergence et du développement des firmes transnationales numériques américaines. Toutes ces entreprises ont reçu l’appui de l’administration à un point tel que le pseudo-libéralisme de l’action publique américaine s’assimile à un pur accessoire rhétorique à destination du reste du monde. L’ère du dirigisme économique s’est ouvert avec la crise de 1929. En délaissant sa propension au laisser-faire technique, l’État engage une intervention massive dans le processus d’innovation afin de « briser les monopoles sur les brevets », d’« accélérer l’innovation » et de la « répandre au sein du tissu industriel » (1).
IBM est le premier à en bénéficier avec le Social Security Act voté par le Congrès, en 1935, qui lui permet de remporter un contrat extrêmement lucratif pour la fourniture de machines de lecture de cartes perforées, destinées à comptabiliser les échanges de capitaux entre les contribuables et l’État. D’autres contrats remportés par la suite permettent à IBM d’accroître substantiellement ses revenus, qui passent de 13 millions de dollars en 1925 à 138 millions quelque vingt années plus tard. La Seconde Guerre mondiale accentue encore le poids de l’État dans l’innovation technologique. L’économie de guerre conduit l’État fédéral à investir massivement et à stimuler artificiellement la recherche et le développement de technologies nouvelles (systèmes radars, bombe atomique…), tout en posant les premiers jalons d’une architectonique institutionnelle capable de soutenir (et de contrôler) dans le temps et dans l’espace les acteurs des technologies émergentes. Cette période est notamment marquée par la création du National Defense Research Committee (NDRC) en 1940, où l’on retrouve les premiers cybernéticiens qui travaillent à la conception des premières protomachines d’intelligence artificielle à visée militaire. Le NDRC inaugure l’ère de la militarisation de la politique d’innovation américaine, qui connaîtra un essor durable avec la création de la (D)ARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) en 1958.
La politique d’innovation américaine bascule dans un autre schéma au tournant des années 1970. L’État fédéral demeure un acteur prépondérant, mais émergent, en parallèle, d’autres structures (les start-up et les fonds de capital-risque) et d’autres espaces (Silicon Valley). Les activités de recherche et développement (R&D) sont de plus en plus externalisées : dans les années 1990, Cisco, par exemple, réduit la recherche en interne à la portion congrue, tandis qu’elle acquiert des dizaines de start-up spécialisées dans l’interconnexion des réseaux pour mettre de nouveaux produits sur le marché (2). C’est dans ce contexte qu’opèrent toujours les GAFAM : ces cinq entreprises ont acquis, à elles seules, plus de 750 entreprises depuis leur création — des start-up majoritairement — pour leurs innovations.
GAFAM et BATX partagent deux caractéristiques : elles sont nées dans le giron des États ou ont largement bénéficié de leur soutien ; elles remplissent pour eux une fonction politique, sociorégulatrice en deçà des frontières, de projection de puissance au-delà, qui leur confère un statut privilégié au sein du tissu économique national.
Si l’intervention de l’État est moins visible, elle n’en demeure pas moins nécessaire. Récemment encore, en 2019, Microsoft a décroché un contrat estimé à 10 milliards de dollars avec le département de la Défense. Contrats avantageux, subventions, exonérations fiscales font partie du répertoire instrumental commun de l’État fédéral pour soutenir son écosystème technologique. Ils montrent surtout que le libéralisme économique s’est toujours imposé dans les discours, mais jamais dans les faits, aux États-Unis. Si, au cours du temps, les procédés ont changé, l’État américain est demeuré un acteur central de l’innovation technologique, ce en quoi il ne diffère guère de son homologue chinois.
Le rôle de l’État et du Parti communiste chinois (PCC) dans le développement des grandes entreprises technologiques est analogue à celui de l’administration américaine. Et pour cause, l’ère postmaoïste ouverte par l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping est concomitante d’un renversement stratégique au sein du PCC, qui suit un raisonnement simple : 1o la Chine est une puissance secondaire de faible niveau technologique ; 2o les États-Unis ont fondé leur domination dans les relations internationales sur leur supériorité technologique ; 3o pour la Chine, la voie du salut passera donc nécessairement par l’adoption du modèle de puissance américain.
Après la Révolution culturelle (19661976), épisode catastrophique pour l’écosystème technoscientifique chinois, les dirigeants du PCC — Deng Xiaoping en tête — ont hissé le développement des sciences et des technologies au rang de priorité, d’abord pour soutenir l’économie nationale, mais plus largement en vue du « redressement de la nation », comme l’affirme la nouvelle stratégie de développement lancée en 1995. C’est dans cette période de transition vers une économie des nouvelles technologies, celles de l’information et de la communication au premier chef, qu’apparaissent les principaux groupes qui dominent actuellement l’écosystème d’innovation numérique chinois : ZTE (1985), Huawei (1987), Tencent (1998), Alibaba (1999), Baidu (2000) et Hikvision (2001).
Ces sociétés sont nées dans une période de libéralisation (toute relative) du système productif, où l’État laisse une plus grande marge de manoeuvre aux entreprises et aux centres de recherche dans l’application des directives nationales ; il n’en demeure pas moins le grand ordonnateur du système technoscientifique. Cette place particulière du Parti-État (les deux étant analytiquement inséparables) prend véritablement forme en 2006, avec la publication du « Plan pour le développement des sciences et des technologies à moyen et long terme (2006-2020) », qui vise à faire de la Chine une nation tournée vers l’innovation à l’horizon 2020 (3). Depuis lors, les autorités ont affiné leur stratégie, notamment avec le plan « Made in China 2025 » (2015) et le « Plan de développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle » (2017). Ces textes ont abouti à la définition de ce que nous appelons un « complexe techno-partidaire », soit un système d’innovations technologiques dirigé par les différentes structures du PCC qui supervisent et contrôlent le travail des entreprises et des centres de recherche du pays, lesquels sont chargés de mettre en application les directives des autorités centrales (4).
Cette coalescence fonctionnelle des structures du Parti-État et des entreprises technologiques s’appuie notamment sur les liens personnels qu’elles entretiennent, y compris au sommet de leurs hiérarchies respectives. Les dirigeants de Baidu, d’Alibaba et de Tencent ont ainsi été nommés par le PCC, en mai 2018, vice-présidents de la Fédération des sociétés de l’Internet chinois, un organisme chargé de « nettoyer le cyberespace et de garantir la sécurité et la souveraineté du pays sur l’Internet national » (5).
GAFAM et BATX ont montré par le passé qu’ils pouvaient soutenir l’action publique de leurs États respectifs et notamment dans un domaine particulier : le renseignement intérieur.
Des vecteurs d’influence de leurs États respectifs
Les liens historiques entre États et entreprises technologiques se doublent d’une large coopération politique, tant à l’intérieur des frontières que sur la scène internationale.
Dans les deux cas, GAFAM et BATX ont montré par le passé qu’ils pouvaient soutenir l’action publique de leurs États respectifs et notamment dans un domaine particulier : le renseignement intérieur. En 2013, Edward Snowden, employé de la CIA au sein de l’entreprise Booz Allen Hamilton, révèle à la presse l’existence d’un certain nombre de programmes de surveillance de masse menés notamment par la NSA. C’est alors qu’il indique que l’agence dispose d’un accès direct aux données hébergées par les GAFAM, et notamment Google, Facebook, YouTube, Microsoft, Yahoo, AOL et Apple. Le programme en question (PRISM) s’appuie sur le Patriot Act (2001), qui accorde le droit à l’administration d’accéder aux données stockées par des serveurs hébergés sur le territoire étasunien, et sur le FISA Amendments Act de 2008, qui élargit ce droit d’accès à toutes les données de citoyens étrangers stockées dans un cloud par des serveurs situés aux États-Unis. Face à ces révélations, les entreprises ont réagi de deux manières : quelques-unes, comme Apple, les ont simplement rejetées ; d’autres, la plupart, se sont abritées derrière la loi, en indiquant qu’elles ne faisaient que répondre aux injonctions légales des pouvoirs publics. Cette possible collaboration, volontaire ou contrainte, devient plus crédible à mesure que l’État fédéral enrichit son arsenal législatif pour obliger ces firmes à partager les données de leurs clients et utilisateurs. Dernière loi en date, le Cloud Act (2018) permet désormais aux autorités d’accéder à toutes
les données stockées dans les serveurs d’un hébergeur de droit étasunien, quelle que soit la localisation de ces serveurs et la nationalité des propriétaires des données.
Du côté chinois, la participation des entreprises numériques à la politique de surveillance du Parti-État se fonde d’abord sur des normes juridiques précises (statuts du PCC, loi contre l’espionnage du 1er novembre 2014, loi sur l’espionnage du 27 juin 2017…), qui instituent l’obligation légale pour les entreprises de transmettre les informations qu’elles ont à leur disposition aux services de renseignement. Dans les faits, cette coopération se traduit également par des partenariats entre ces entreprises et les pouvoirs publics. YaTrans, une entreprise spécialisée dans le traitement du langage naturel (branche de l’intelligence artificielle — IA), a mis au point un outil de traduction automatique et de reconnaissance vocale qui est utilisé par des institutions clés des politiques de contrôle social chinoises : le ministère de la Sécurité de l’État, chargé du renseignement extérieur, du contreespionnage, des gardes-frontières et de la lutte contre les opposants politiques ; le gouvernement de la région militaire du Shenyang, qui jouxte la frontière sino-coréenne ; et les gouvernements provinciaux du Tibet et du Xinjiang, deux provinces particulièrement sujettes aux tensions insurrectionnelles et séparatistes, qui font l’objet d’un contrôle resserré de la part des autorités.
Cette collaboration État-entreprises ne se limite pas aux frontières nationales. Outre les instruments juridiques déjà mentionnés, l’État fédéral américain a usé, à plusieurs reprises, de son pouvoir de contrainte sur les firmes numériques nationales au service de sa politique étrangère. En 2009, le conseiller d’Hillary Clinton au Département d’État, Jared Cohen — aujourd’hui chez Jigsaw, filiale de Google —, a directement contacté le cofondateur de Twitter, Jack Dorsey, pour qu’il demande à l’entreprise de différer une opération de maintenance sur ses serveurs, afin que les manifestants et les opposants au régime iranien puissent continuer d’utiliser le réseau social — l’Iran connaissait alors des manifestations massives à l’approche de l’élection présidentielle.
La coopération des entreprises chinoises avec les autorités locales s’établit principalement dans le cadre de la Belt and Road Initiative (les « nouvelles routes de la soie ») sur une base technologique et sécuritaire. En mars 2018, l’entreprise CloudWalk a ainsi signé un partenariat avec le gouvernement du Zimbabwe pour bâtir un système de reconnaissance faciale national, qui comprend le transfert par le Zimbabwe des données biométriques de millions de ses citoyens vers la Chine, sans leur consentement. Le profit recherché est d’ordre économique et technologique : les données en question serviront à améliorer les systèmes d’IA des entreprises et laboratoires chinois. Mais il est aussi stratégique : ce type d’accord place l’État ciblé sous la dépendance de Pékin. C’est ainsi en contrepartie de l’engagement formel d’acheter des technologies chinoises (en l’occurrence de Huawei) que le gouvernement de l’île Maurice a obtenu un financement à long terme du gouvernement chinois.
Auxiliaires de l’État ou concurrents ?
Doit-on pour autant en conclure à la subordination systématique des entreprises aux pouvoirs publics ? Ces firmes disposent, en réalité, d’importantes marges de manoeuvre, aussi bien sur le sol national qu’à l’étranger, qui ne circonscrivent pas leur action à la défense des intérêts du pays.
Les GAFAM et les BATX ont acquis une autorité politique qui leur a permis de s’imposer dans l’arène internationale, à un niveau que peu d’entreprises ont atteint dans l’histoire. Depuis le début de la guerre commerciale opposant les États-Unis à la Chine, le PDG d’Apple, Tim Cook, et le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, ont multiplié les actions visant à apaiser les tensions entre les deux pays. Jack Ma a notamment rencontré Donald Trump et promis de créer un million d’emplois aux États-Unis. Tim Cook, quant à lui, a accédé à la demande des autorités chinoises de supprimer les applications VPN de l’App Store en Chine, qui permettaient de contourner les systèmes de censure mis en place sur le réseau national. Bien entendu, ces interventions ont eu pour but premier de défendre les intérêts de leurs entreprises, fortement menacées par le conflit : la majorité des produits d’Apple sont assemblés en Chine et donc pénalisés par la hausse des tarifs douaniers ordonnée par Donald Trump.
Le profit recherché est d’ordre économique et technologique (…). Mais il est aussi stratégique : les accords passés dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » numériques placent l’État ciblé sous la dépendance de Pékin.
Ce rôle d’intermédiaire dans les relations internationales jouit désormais de la légitimité que leur accordent certains États. D’aucuns leur ont même réservé des structures diplomatiques ad hoc. Le premier à en avoir fait la promotion est le Danemark, en 2017, avec la création d’un poste de diplomate puis d’« ambassadeur pour la technologie et la numérisation » ( tech ambassador) chargé de représenter les intérêts du pays auprès des principales entreprises technologiques du monde et basé dans la Silicon Valley. Ironie de l’histoire, le premier titulaire du poste, Casper Klynge, a quitté ses fonctions et a été embauché en janvier 2020 par Microsoft… comme vice-président des affaires gouvernementales en Europe, c’est-à-dire lobbyiste.
L’État demeure un acteur incontournable de son propre dépassement (privatisations, dérégulations, exonérations…) et donc un allié. Aussi l’horizon n’est-il peut-être pas tant la prise de distance vis-à-vis des structures politiques ou leur court-circuitage que la prise de contrôle de l’appareil d’État.
GAFAM et BATX ne semblent pas suivre la même trajectoire quant à leur développement à l’international. Les BATX sont apparemment en phase avec la politique étrangère de Pékin ; aucun dissensus n’a pour lors été identifié. Demeure toutefois une équivoque autour de la collaboration entre Huawei et le PCC. Plusieurs responsables du Parti, au cours des dernières années, ont affirmé qu’ils travaillaient étroitement avec Huawei dans divers domaines de l’action publique, à des fins sécuritaires notamment, y compris à l’étranger. Or Huawei a toujours formellement nié ces liens supposés avec les pouvoirs publics. La valorisation de l’image de l’entreprise à l’étranger, et notamment dans les pays occidentaux, en est sans doute la principale explication.
En revanche, l’expansion économique des GAFAM laisse bel et bien entrevoir certaines tensions entre leurs intérêts particuliers et celui de l’État. Ce hiatus a commencé de poindre en décembre 2017, lorsque Google a annoncé l’ouverture à Pékin d’un centre de recherche et de formation en intelligence artificielle. En pleine guerre économique, alors que la rivalité sino-américaine est précisément fondée sur la crainte des États-Unis de perdre leur ascendant technologique, Google mettait ainsi sur pied une structure vouée à transférer ses précieux savoir-faire à l’adversaire désigné de son gouvernement. Les mois suivants, Qualcomm, Amazon, IBM et Microsoft ont suivi la même voie, en ouvrant des centres de R&D spécialisés en IA en Chine. Peter Thiel, pourtant dirigeant d’une grande entreprise technologique américaine lui aussi, mais proche de Donald Trump qu’il a conseillé à la Maison-Blanche, a vivement attaqué Google, l’accusant ouvertement de partager ses innovations technologiques avec l’armée chinoise.
L’hypothèse d’une autonomisation stratégique des GAFAM n’est pas à exclure. Les cadres dirigeants de ces entreprises n’hésitent guère à critiquer l’État, ses pesanteurs bureaucratiques et ses freins à l’innovation. Ils développent même un discours aux accents nettement libertariens, nourri par la croyance dans les mécanismes autorégulateurs du marché et dans l’efficacité indépassable de la technique pour la résolution des problèmes de l’humanité. Pour l’instant, néanmoins — et c’est là toute la subtilité de cette stratégie que l’on nomme « néolibéralisme » —, l’État demeure un acteur incontournable de son propre dépassement (privatisations, dérégulations, exonérations…) et donc un allié. Aussi l’horizon n’est-il peut-être pas tant la prise de distance vis-à-vis des structures politiques ou leur court-circuitage que la prise de contrôle de l’appareil d’État. Dans cette hypothèse, les ambitions électorales d’un Mark Zuckerberg mériteraient toute notre attention. (1) (2) (3) (4) (5)