L’accouchement orgasmique
On appelle cela une “naissance orgasmique”. Et il n’y a pas besoin de sous-titre. Rencontre avec des femmes qui ont pris leur pied, pour de vrai, en accouchant.
On appelle cela une “naissance orgasmique”. Et tout le monde comprend de quoi il s’agit. Rencontre avec des femmes qui ont pris leur pied, pour de vrai, en accouchant.
Abritée sous un arbre devant sa maison, Amber Hartnell est agenouillée dans son jacuzzi. Elle roule des yeux. Extatique. Son visage grimace de plaisir, puis tour à tour rit, pleure, rougit. Son mari, campé devant elle, lui caresse la tête. L’embrasse. Parfois, l’Américaine penche son corps nu et son visage vers l’avant comme pour reprendre son souffle, épuisée. Cela fait 12 heures, ce 7 septembre 2005 à Hawaï, qu’elle est en train d’accoucher. Mais pas seulement. “Je sentais en moi une montée d’énergie, comme des vagues de chaleur qui arrivaient de l’intérieur et qui roulaient en moi, se remet-elle. Je m’abandonnais à quelque chose de plus grand que moi.” Amber est “surprise”, elle n’expérimente aucune contraction, ne ressent aucune douleur. Au contraire, les sensations sont de plus en plus “agréables”, “intenses”, puis peu à peu “orgasmiques”. Amber vit ce qu’on appelle un “accouchement orgasmique”. Ni plus, ni moins. “Je n’étais en aucun cas en train de me toucher, ou de me stimuler, et pourtant alors que je donnais naissance, je jouissais, dit-elle avant de soupirer. Je n’ai jamais connu un plaisir plus intense dans ma vie qu’à ce moment-là.” Amber a-t-elle été touchée par la grâce ? Ou est-elle totalement perchée ? Ni l’un ni l’autre. Thierry Postel, psychologue et sexologue, connaît bien le phénomène. En consultation, plusieurs de ses patientes lui ont fait la confidence entre quatre murs d’avoir elles aussi vécu des “accouchements orgasmiques”. Alors le patricien a décidé d’enquêter, et même de faire une véritable étude. “Et pas un sondage à l’américaine avec l’étude de cinq cas…” Il a fait parvenir des questionnaires à 956 sages-femmes. Au total, 109 d’entre elles, qui ont assisté à 206 000 accouchements, lui ont répondu. Les accoucheuses témoignent de 668 cas où la femme connaît la “jouissance obstétricale”, et 868 femmes qui montraient des signes de plaisir lors de l’accouchement. Cela représente 0,7 % des naissances. Un chiffre loin d’être anodin pour le docteur Postel. “C’est un phénomène qui surgit, indépendamment de la culture, des pratiques sexuelles, ou du niveau professionnel de la personne, note-t-il. Toutes les femmes peuvent être concernées par cet orgasme.” Il se rappelle, par exemple, cette femme venue témoigner dans son bureau en complément de l’étude. Sa particularité : elle était “anorgasmique”. “C’est-à-dire qu’elle avait des relations sexuelles avec des sensations émotionnelles – psychologiques on va dire –, mais son corps ne réagissait pas, raconte-til. Il ne savait pas ce qu’était le plaisir sexuel, la jouissance.” Puis est venue la naissance de son enfant, et sa première
“jouissance”. “Je vous laisse imaginer sa surprise, lâche le sexologue. Elle n’a pas compris ce qu’il lui arrivait.”
Comme une bonne partie de sexe
Katrina a aussi eu cette “chance”. Elle dit que ses accouchements l’ont laissée dans un état de “petite mort”. “J’ai eu deux enfants, et deux accouchements orgasmiques. Un pour chaque, explique-t-elle. À chaque fois j’ai eu une accélération, un plaisir émotionnel très fort. C’était comme une vague de chaleur, je tombais amoureuse, j’avais un sentiment incroyable d’amour.” La cinquantenaire finit son accouchement dans un état “similaire à celui d’une bonne partie de sexe”. Depuis, Katrina est devenue sage-femme. Et experte en accouchement orgasmique. “Il y a tout un contexte hormonal lors de l’accouchement, avance-t-elle, en experte. La femme produit à ce momentlà, entres autres, de grandes quantités d’ocytocine, c’est-à-dire l’hormone de l’amour. Soit la même hormone que vous produisez lorsque vous jouissez lors d’une relation sexuelle.” Mais à écouter Katrina, cela ne suffit pas à monter au septième ciel. “Il est essentiel que la femme soit dans un état de relaxation importante, qu’elle n’ait pas peur, sinon elle crée de l’adrénaline, ce qui a pour effet de lutter contre l’ocytocine. En clair, il faut qu’elle se sente en sécurité pour prendre du plaisir.” Un peu comme cette femme que Katrina Caslake a récemment aidée à accoucher à domicile. “Elle était chez elle, dans un grand bac d’eau, dans un lieu rassurant et confortable, elle se sentait bien, se remet-elle. L’accouchement a été calme et rapide, car le corps ne luttait pas contre cela, elle n’avait pas peur.” Conclusion “logique” : un orgasme. “C’était orgasmique, parce que c’était un accouchement naturel, continue-t-elle. Si vous devez utiliser des médicaments ou une péridurale, c’est que vos hormones ne marchent pas parce que les conditions nécessaires ne sont pas là.” Debra Pascali-Bonaro, coauteur avec Elizabeth Gould Davis de La Naissance orgasmique : guide pour vivre une naissance sûre, satisfaisante et agréable, ne dit pas autrement. “Vous n’avez pas besoin de faire une péridurale ou prendre des médocs lorsque vous faites l’amour, alors pourquoi le faire lorsque vous accouchez ? s’étonne-t-elle. L’ocytocine que nous produisons pendant l’accouchement peut être 20 fois plus puissante qu’un tranquillisant basique. Nous n’avons pas besoin de médicament, mais de prendre du plaisir.” “Il faut savoir que 67 % des accouchements observés dans mon étude se sont déroulés sous péridurale, reprend Thierry Postel. Donc si le phénomène est neurobiologique, il n’a pas pu s’exprimer. Si c’étaient des accouchements naturels, le pourcentage de ‘naissance orgasmique’ ne serait plus de 0,7, mais aux alentours de 2 %.” Pour Katrina, l’accouchement serait aujourd’hui trop perçu comme un moment de souffrance. Autant par les femmes enceintes que par le milieu médical. Elle donne en exemple son propre accouchement dans un hôpital au sud de Londres. “J’étais dans la chambre d’hôpital quand j’ai senti l’enfant arriver, se rappellet-elle. J’appelle la sage-femme et la préviens. Je la vois me regarder interloquée et me dire : ‘Mais non, regardez-vous, vous n’avez même pas mal, allez au lit !’ Je me suis énervée et j’ai forcé l’auscultation. Et là, elle me dit toute étonnée : ‘Oh oui je vois la tête ! Mais vous n’avez même pas pris de médicaments, je ne comprends pas.’” Katrina en soupire encore. “Elle n’arrivait pas à concevoir que je puisse accoucher sans ressentir de douleur. C’est pour ça que les femmes sont toutes terrifiées de ce qu’il va leur arriver. On ne voit pas la naissance de l’enfant autrement qu’accompagnée de cris de douleur. Alors qu’en réalité, on devrait l’appréhender dans le même état d’esprit que lorsqu’on fait l’amour.”
Encore un tabou
C’est en travaillant dans le domaine de l’accouchement depuis de nombreuses années que Debra Pascali-Bonaro a découvert le phénomène. Des femmes
“J’ai eu deux accouchements orgasmiques. À chaque fois, c’était comme une vague de chaleur, je tombais amoureuse, j’avais un sentiment incroyable d’amour.” Katrina
lui “chuchotaient dans l’oreille” ces “énormes orgasmes” dont elles ne pouvaient pas parler à leurs maris. L’Américaine réalise en 2008 le documentaire Orgasmic Birth :The BestKept Secret pour faire comprendre “aux hommes et femmes ce qu’est vraiment la mise au monde d’un enfant”. À l’époque, les critiques sont nombreuses. “Certaines personnes ne voient pas l’accouchement orgamisque d’un bon oeil, ils réagissent au mot ‘orgasmique’ avant tout, s’agace-t-elle. Ils n’ont aucune connaissance en la matière, n’ont pas vu mon documentaire, ni lu mon livre, mais lire les mots ‘plaisir sexuel’ et ‘naissance’ côte à côte les dérange.” Thierry Postel a lui aussi connu ce genre de réactions. Au début de son étude, le psychologue subissait même les quolibets de ses collègues. “Il y a une gêne vis-à-vis de la sexualité, même chez les gynécologues obstétriciens. Ils sont formés à la procréation, mais pas à la jouissance du sujet, lâche-t-il encore morose. Il existe une pensée universitaire qui fait que certains thèmes ne sont pas tellement abordables.” Selon lui, le sujet serait tabou en grande partie à cause de notre culture. “Il y a quelque chose dans notre culture chrétienne qui bannit le plaisir charnel, et qui idéalise la souffrance, reprend-il. On pourrait parler d’une excision psychologique. Cela fait 2000 ans qu’on porte cela. Le plaisir est forcément coupable, surtout chez une femme.” Amber acquiesce. “J’entends parfois des gens dire que les femmes devraient souffrir durant la naissance de leurs enfants afin de payer pour le péché originel”, dit-elle consternée. Debra, elle, a décidé de ne plus faire attention à ces remarques, venant majoritairement des mêmes hommes. “Certains ne veulent tout simplement pas penser que leur mère ait pu avoir du plaisir en accouchant d’eux. Mais alors pourquoi sont-ils plus à l’aise avec l’idée que leur mère ait eu du plaisir lors de la conception ?” Bonne question, en effet.