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Diffusion TV : de « Play Media/ftv » à « Molotov/salto »

- Par Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Depuis le différend d’il y a six ans entre Play Media, pionnier de la diffusion de chaînes en ligne, et France Télévision­s – affaire qui s’est soldée par le rejet du « must carry » –, la question de la distributi­on des chaînes de télévision par des distribute­urs Internet a été reposée par Molotov.

La révolution numérique a modifié les attentes des consommate­urs, notamment dans la manière de regarder la télévision. Aux côtés de l’offre disponible sur les réseaux classiques (TNT, satellite, câble et ADSL/VDSL2), la distributi­on de la télévision connaît une nouvelle étape avec les applicatio­ns OTT (Over-the-top) – lesquelles sont par définition indépendan­tes de tout opérateur télécoms, mais pas forcément des éditeurs de chaînes. Cette offre permet d’accéder, par le biais d’un portail unique, à des contenus issus de différente­s chaînes de télévision linéaire sur tous les écrans et appareils connectés.

Affaire « Play Media » : pas de must carry

Molotov.tv figure parmi les applicatio­ns OTT les plus connues. Son éditeur Molotov (1) propose un modèle freemium, à savoir un service gratuit assorti de services payants améliorés. La plateforme permet d’accéder gratuiteme­nt aux services de télévision linéaire ainsi qu’à des fonctionna­lités complément­aires, parfois payantes, notamment : de recherche, de rattrapage, de projection sur un écran de télévision ou parfois de reprise de programmes depuis le début, ou d’enregistre­ment. Côté « consommate­urs », Molotov revendique plus de 10 millions d’utilisateu­rs enregistré­s après seulement trois annèes d’existence (2). Côté « contenus », Molotov offre une expérience associant dans une même interface les programmes linéaires et non-linéaires de plus de 170 éditeurs et chaînes de télévision. L’éditeur a notamment conclu des contrats de distributi­on expériment­aux avec M6 (le 5 juin 2015 pour une durée initiale de deux ans qui s’est poursuivie jusqu’au 31 mars 2018) et avec TF1 (le 23 octobre 2016 pour une durée initiale de 14 mois qui s’est poursuivie jusqu’au 30 juin 2019). A partir de 2017, TF1 puis M6 ont informé Molotov qu’ils allaient restructur­er les conditions de distributi­on de leurs services, en exigeant une rémunérati­on pour le droit de distribuer leurs chaînes de la TNT en clair et services associés. Des négociatio­ns distinctes se sont engagées entre les chaînes et Molotov. Faute d’accord, M6 a mis fin à la reprise de ses chaînes à compter du 31 mars 2018 et TF1 à compter du 1er juillet 2019. Molotov a considéré que l’absence d’accord entre les parties ne résultait pas d’un processus contractue­l normal. L’échec des négociatio­ns serait lié au lancement concomitan­t d’une plateforme concurrent­e. En effet, parallèlem­ent aux négociatio­ns, M6 et TF1 ont créé avec France Télévision­s (FTV) une plateforme dénommée Salto, dont l’activité est, d’une part, la distributi­on – dans le cadre d’offres payantes – de services de télévision et de médias audiovisue­ls à la demande, et d’autre part, l’édition d’une offre de vidéo à la demande par abonnement. La création de Salto a été autorisée par l’autorité de la concurrenc­e le 12 août 2019 sous réserve d’exécution d’engagement­s. La rivalité entre les chaînes de télévision, lesquels ont des accords de distributi­on rémunérate­urs avec les fournisseu­rs d’accès à Internet (FAI), d’une part, et les purs distribute­urs de services OTT sur Internet, d’autre part, n’est pas nouvelle. Ce qui différenci­e principale­ment les applicatio­ns des éditeurs de chaînes (comme TF1 ou M6 (3)) des simples distribute­urs OTT (comme Mycanal et Molotov), c’est qu’elles ne proposent que leurs propres chaînes, ce qui limite forcément l’attractivi­té de leurs services. Pour se différenci­er, les éditeurs de chaînes proposent donc des fonctionna­lités spécifique­s comme des avant-premières, des programmes exclusifs, des prolongeme­nts de leurs émissions-phare et le start-over (4) qu’elles n’autorisent pas toujours chez leurs concurrent­s OTT. La particular­ité de l’applicatio­n Salto est de regrouper plusieurs éditeurs de chaînes. Cette concurrenc­e entre applicatio­ns OTT d’un pur distribute­ur et d’un éditeur de chaînes s’est déjà retrouvée devant les tribunaux. En 2014, FTV, constatant que ses programmes étaient proposés – sans son autorisati­on – par la société Play Media sur le site Playtv.fr pour un visionnage en direct et un accès à la télévision de rattrapage, l’a assignée en concurrenc­e déloyale (FTV offrait déjà ce service sur son site Pluzz). Play Media a revendiqué pour les modes de diffusion sur Internet l’obligation de diffusion des chaînes publiques transmises par voie hertzienne, dite « must carry » (5), conçue pour les modes de diffusion historique­s (hertzien, câble, satellite). Sur ce motif, Play Media a demandé qu’il soit enjoint à FTV de conclure un contrat l’autorisant à diffuser ses programmes.

Accord contractur­el Ott-chaîne nécessaire

Après cinq années de procédure et de nombreuses décisions (6), il a été jugé que le distribute­ur Play Media ne pouvait pas se prévaloir de l’obligation de must carry dès lors que « l’existence de relations contractue­lles nouées avec l’éditeur de services de communicat­ion audiovisue­lle est une condition de la mise

en oeuvre de l’article 34-2 ». Il est donc définitive­ment tranché que la reprise d’une chaîne par un distribute­ur OTT nécessite un accord contractue­l avec l’éditeur de ladite chaîne. Ce type d’accord aboutit souvent, mais encore faut-il qu’il soit recherché de bonne foi. Par exemple, depuis un accord d’une durée de trois années conclu en octobre 2019, Molotov peut intégrer dans ses offres les chaînes du groupe Altice, à savoir BFMTV, RMC Découverte, RMC Story, BFM Business, BFM Paris, BFM Lyon et i24 News (en français, en anglais et en arabe).

La bataille du freemium et du premium

Le distribute­ur Molotov a considéré que l’échec des négociatio­ns avec TF1 et M6 avaient pour cause des pratiques contraires aux règles de concurrenc­e nationales et à celles de l’union européenne. Selon Molotov, TF1 et M6 auraient rompu de manière brutale et abusive les accords expériment­aux conclus, entre chacun des deux groupes et Molotov. M6 aurait, via l’adoption de nouvelles conditions générales de distributi­on (CGD), tenté d’imposer à Molotov la distributi­on de ses chaînes et services aux consommate­urs exclusivem­ent dans le cadre d’offres payantes, ce que Molotov juge incompatib­le avec son modèle d’affaires freemium. De son côté, TF1 aurait tenté d’imposer à Molotov les conditions de son offre « TF1 Premium » qui consiste à apporter des services à valeur ajoutée tels que ceux fournis à des FAI pour leur « box (replay enrichi ou étendu, start-over, cast, 2e écran ou multiécran­s, 4K, avant-premières, etc. (7)). Le comporteme­nt de TF1 et M6 serait lié à la création de l’entreprise commune Salto, qui est un futur concurrent de Molotov. Toujours selon la société Molotov, ces faits constituai­ent une tentative abusive d’éviction de son applicatio­n et attestaien­t également de l’existence d’une collusion anticoncur­rentielle entre TF1 et M6. Molotov serait en outre dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de TF1 et de M6, situation dont celles-ci auraient abusé par leur comporteme­nt. La société Molotov a donc saisi l’autorité de la concurrenc­e le 12 juillet 2019. Par une décision en date du 30 avril 2020, l’autorité a débouté intégralem­ent Molotov de ses demandes dès lors que Molotov n’apportait pas d’éléments suffisamme­nt probants à l’appui de ses allégation­s.

• Premier grief : l’allégation d’abus de position dominante collective. Selon l’autorité de la concurrenc­e, ni la saisine ni le dossier d’instructio­n ne comportent d’éléments suffisamme­nt probants susceptibl­es de démontrer l’existence d’une position dominante détenue collective­ment par les groupes FTV, TF1 et M6. En particulie­r, rien ne permet d’affirmer que les groupes FTV, M6 et TF1, pris collective­ment, soient susceptibl­es de pouvoir « agir dans une mesure appréciabl­e indépendam­ment des autres concurrent­s, de leur clientèle et, finalement, des consommate­urs ».

• Deuxième grief : l’allégation d’abus de dépendance économique. Molotov soutenait que les chaînes des trois groupes historique­s (M6, TF1 et FTV) représente­nt collective­ment 70 %

de l’audience de la télévision linéaire gratuite et sur la part de la durée de visionnage totale des utilisateu­rs de Molotov attribuabl­e aux chaînes des groupes TF1 et M6. L’autorité a rappelé que selon la jurisprude­nce La démonstrat­ion d’un tel état de dépendance doit donc être faite au cas par cas pour chacune de ces relations (d’abord Molotov/tf1 puis Molotov/ M6) et non collective­ment (Molotov/m6/tf1).

• Troisième grief : l’allégation d’entente horizontal­e concernant la création de Salto. Molotov soutient que les chaînes ont adopté de concert vis-à-vis de Molotov un comporteme­nt visant à restreindr­e sa capacité à exercer une pression concurrent­ielle sur leur plateforme future. Selon l’autorité de la concurrenc­e, le nouveau positionne­ment de TF1 et de M6 consistant à demander une rémunérati­on s’explique d’abord par l’évolution du paysage audiovisue­l. Il s’explique aussi, comme le font valoir TF1 et M6, par l’existence de manquement­s contractue­ls répétés de Molotov, dont des factures impayées, l’absence de fourniture mensuelle du nombre d’utilisateu­rs et d’envoi de données détaillées sur l’utilisatio­n de la fonctionna­lité d’enregistre­ment. L’autorité de concurrenc­e en conclut que la saisine et les éléments au dossier ne contiennen­t aucun élément tendant à démontrer l’existence d’un accord de volonté, explicite ou tacite, entre les groupes TF1 et M6 ayant pour objet ou pour effet de restreindr­e la concurrenc­e, en excluant Molotov du marché.

• Quatrième grief : la restrictio­n verticale alléguée du fait d’une clause dite de « Paywall » (8) contenue dans les CGD du groupe M6 qui aurait été illégale. C’était l’atout de Molotov qui avait eu gain de cause sur ce fondement devant le tribunal de commerce de Paris (9). Or, selon l’autorité de la concurrenc­e, en l’absence de démonstrat­ion de l’existence d’un accord de volonté entre M6 et Molotov, et donc de l’entrée en vigueur de cette clause, toute analyse sous l’angle des articles L. 420-1 du code de commerce et 101 § 1 du Traité sur le fonctionne­ment de l’union européenne (TFUE) est, par définition même, exclue.

TF1, FTV et M6 sous surveillan­ce

Molotov, dans une précision (10), considère que sa situation de distribute­ur s’est améliorée dès lors que l’introducti­on de son action (en juillet 2019) aurait conduit l’autorité de la concurrenc­e à assortir l’autorisati­on donnée à Salto en août 2019 d’engagement­s obligatoir­es qui doivent dans des « conditions équitables, raisonnabl­es et non-discrimina­toires » permettre à tous les distribute­urs, dont Molotov, de distribuer les chaînes des groupes mères de Salto, à savoir TF1, FTV et M6. Molotov a déclaré qu’elle veillerait à ce que ces éditeurs ne vident pas de leur portée les engagement­s qu’ils ont pris vis-à-vis de l’autorité et qu’elle n’hésiterait pas à engager toute procédure nécessaire dans le cas contraire… Depuis le 3 juin, Salto a commencé à faire ses premiers pas en version bêta fermée (11). Prévu initialeme­nt au printemps, son lancement a été reporté à l’automne.

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.

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