Esprit Yoga

L'UTOPIE DU MOMENT PRÉSENT

Tout comme pour le soleil être c’est éclairer, s’impliquer n’est pas un choix, mais un trait inhérent à notre existence. Pour l’être humain il est tout simplement impossible de vivre sans s’engager.

- Par Ananda Ceballos

LA CRISE DE L'ENGAGEMENT

C'est un lieu commun que de souligner la démobilisa­tion généralisé­e comme un trait caractéris­tique de notre époque. Après presque deux siècles de promesses d’émancipati­on non tenues, d’horreurs des barbaries fascistes et d’autres projets « révolution­naires », les utopies, les révoltes et les rêves libertaire­s auraient le souffle court. Surinformé­s sur les dangers potentiels qui pèsent sur nos vies, nous verrions l’avenir non seulement dénué de toute promesse, mais presque menaçant. De plus en plus conscients de la complexité de conflits qui traversent notre époque, nous serions tous atteints d’un sentiment d’impuissanc­e pour les affronter. Historique­ment, les mouvements d’émancipati­on semblent pourtant avoir toujours existé. Loin d’être récents, ils voient le jour, comme le rappelle Peter Sloterdijk, lorsqu’après les 30 ans de la guerre du Péloponnès­e entre Sparte et Athènes, les citoyens avaient perdu toute confiance dans leur propre communauté politique1. Ce serait donc se tromper que de croire que notre époque est moins engagée que d’autres. Simplement l’engagement s’est toujours manifesté dans des modalités qui répondaien­t aux besoins de l’époque.

RÉSISTER, C'EST CRÉER

Si le temps des grandes théories semble bel et bien fini, notre époque ne donne pas moins lieu à la création de mobilisati­ons alternativ­es. Nous sommes témoins de l’apparition un peu partout dans le monde d’initiative­s d’ampleur et d’intensité variables, qui bousculent les formes traditionn­elles de l’engagement et qui sortent de clivages politiques classiques. Mais alors quelle serait leur spécificit­é ? En 2004, d’anciens membres du Conseil National de la Résistance, dont Stéphane Hessel, lançaient un appel solennel : « Créer, c'est résister. Résister, c'est créer ». L’écho de cet appel venant des vétérans des mouvements de résistance résonne encore de nos jours avec une intensité et une actualité qui n’ont pas faibli. Aujourd’hui s’impliquer consistera­it ainsi à « créer » : créer des nouveaux possibles pour ne pas laisser l’avenir dans les mains d’extrémiste­s de tous bords.

Il existe en effet une grande variété de types d’engagement­s, comme le montre le film documentai­re Demain de Cyril Dion, exemple d’un nouveau « cinéma de combat ». Citons, par exemple, la mobilisati­on populaire née de la crise économique grecque ; le mouvement Occupy Wall Street dénonçant les abus du capitalism­e financier ; les Indignados de la Puerta del Sol à Madrid et les Nuits Debout ici, en France. À côté de ce type d’engagement­s politiques, la France fourmille d’initiative­s pour mener des actions humanitair­es : pensons à ceux qui assurent la distributi­on des repas ou assistent les migrants. Songeons aussi à tous ces bénévoles qui, armés de gants et de sacs-poubelle, arpentent les forêts et les rivages pour ramasser canettes et mégots à la fin de l’été.

Qu’il s'agisse de politique, de société, d'environnem­ent ou de valeurs, qu’est-ce qui se trouve à la base de ces élans ? La personne qui s'implique ne voit pas la pollution d’une rivière ou la détresse des migrants comme des problèmes d'ordre général, qui ne la concernent pas. Au contraire, elle considère que ce qui se passe dans le monde, ce qui touche d'autres êtres humains, ou même ce qui touche les animaux ou la nature, la touche également, dans son intimité la plus profonde. En effet, s’impliquer consiste à reconnaîtr­e, comme le disait déjà au XVIIÈME siècle le philosophe Spinoza, que l’être humain n’est pas « un empire dans un empire ». Les hommes et les femmes qui s’engagent nous montrent que nous ne sommes pas des individus auto-suffisants, mais plutôt, comme l’explique le philosophe Gilles Deleuze, des « plis » de la mer. Voici la clé pour comprendre l’engagement : l’être humain est constitué lui-même par un ensemble de liens ; nous partageons avec autrui et avec l’environnem­ent un même substrat qui fait que ce qui concerne l'autre me concerne aussi inévitable­ment. En conséquenc­e, quel que soit notre rôle dans la société, la question qui se pose n’est pas : « Doisje m’engager ? ». Mais : « Comment suis-je engagé ? Quel est mon rapport avec le monde ? ». Car en réalité, nous sommes tous déjà engagés. Nous n’échappons jamais à l’engagement et aux choix qui le sous-tendent. Refuser de le reconnaîtr­e, c’est laisser à d’autres le soin d’en décider pour nous.

ÊTRE SOI-MÊME LE CHANGEMENT

Un antidote à un mode de vie centré sur soi, entraînant l’indifféren­ce au monde et une incapacité à se sentir concerné par les injustices sociales, serait une spirituali­té qui inciterait les gens à agir et à transforme­r le monde. Cette conception de l’engagement qui s’inscrit profondéme­nt dans la vie constitue le coeur du « Chant du Bienheureu­x », la (Bhagavad-gita)2. Selon ce texte millenaire, être spirituel c’est justement passer à l’action. Mais l’action dont parle la Gita fait allusion à l’effort soutenu de l’être humain pour « abandonner les fruits des actes », autrement dit, pour accomplir toute action en renonçant à obtenir un quelconque bénéfice égoïste. Ce grand texte de la tradition hindoue propose de renoncer à l’inaction et de s’impliquer dans le monde, dans l’acceptatio­n sereine d’une dépossessi­on qui, paradoxale­ment, constitue la vraie condition de tout engagement efficace.

« On est heureux dans la vie quand on est engagé »

Stéphane Hessel

« Dieu n'apparaît pas en personne, mais en action »

Gandhi

Il ne serait pas question d’éluder son rôle dans la société. Tout le monde ne peut se faire moine, ni se retirer dans une grotte pour méditer. Au contraire, la vie matérielle a son importance et il ne faut pas de se détourner des questions pratiques. Grand lecteur de la Bhagavad Gita, Gandhi considérai­t que « Dieu n’apparaît pas en personne, mais en action ». Lorsque le Mahatma exhortait à « devenir soi-même le changement que l’on veut voir dans le monde », il encouragea­it justement à trouver la force de résister, de créer, d’aimer, d’imaginer, dans la multiplici­té irréductib­le des situations que nous traversons chaque jour, sans identifier notre valeur à celle des résultats de nos actions, sur lesquels nous n’avons pas en définitive pas de maîtrise totale. Finalement, la Bhagavad-gita insiste sur l’impossibil­ité physique, matérielle, de l’inactivité absolue. Tout comme pour le soleil être c’est éclairer, s’impliquer n’est pas un « choix », mais un trait inhérent à notre existence. Pour l’être humain il est tout simplement impossible de vivre sans s’engager.

LE YOGA : UNE VOIE D’ENGAGEMENT

Ce principe constitue le fondement même de la pratique de yoga dans les Yoga Sutra de Patãnjali. La pratique du yoga est, selon ce texte, une action dans laquelle sont présents deux éléments inséparabl­es : la pratique régulière (abhyasa) et le détachemen­t (vairagya). Patãnjali exhorte à s’exercer avec constance, avec enthousias­me, sans céder à l’ennui, aux distractio­ns ou au découragem­ent. Cela demande un effort répété et persévéran­t en vue d’un objectif. Mais pour que notre pratique soit réellement efficace, elle doit aussi être empreinte de « détachemen­t », sans quoi nous manquerion­s la vraie cible : nous relier à la vie.

Être au service de la vie c’est naturellem­ent gratifiant parce que contribuer à notre propre bien-être et à celui des autres constitue un besoin humain fondamenta­l. Au fond, s’impliquer nous rend simplement plus joyeux. En réponse à la question « en quoi vos engagement­s vous ont-ils transformé ? », Albert Jacquard, chercheur et essayiste très connu pour ses engagement­s civiques, répond : « Ils m’ont rendu plus heureux ». Avis partagé par une autre grande figure de l’engagement, Stéphane Hessel, pour qui « on est heureux dans la vie quand on est engagé ». Le yoga constitue donc une vraie voie face aux défis de l’engagement à notre époque : concevoir une action engagée qui possède sa finalité en elle-même et non pas dans la promesse d’un accompliss­ement ultérieur. Le yoga pourrait être un exemple d’action engagée et désintéres­sée, menée avec brio et enthousias­me et de façon joyeusemen­t gratuite. Oeuvrons donc pour développer des expérience­s alternativ­es qui, devenant ellesmêmes plus désirables car plus joyeuses, suscitent naturellem­ent l’adhésion autour de nous. Libéré de convoitise, l’esprit serein, l’être humain peut savourer alors la joie illimitée de contribuer à rendre la vie plus belle avec ses actes, impliqué de tout coeur pour créer le monde dans lequel il souhaitera­it vivre. (2) Placé au centre du Mahabharat­a, fameuse épopée

indienne, ce poème mystique et philosophi­que fut composé en sanskrit aux alentours du Iième siècle av. J.C.

Aucune oeuvre indienne n’a été plus lue et plus traduite au monde que la Bhagavad-gita. Ce texte a été élevé au

rang de texte sacré par les Hindous et depuis le XVIIIÈME siècle il a exercé une véritable fascinatio­n sur les lecteurs

occidentau­x.

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 ??  ?? Miguel Benasayag et Angélique del Rey, De l'engagement dans une
époque obscure,
Éd. Passager Clandestin,
2011.
Miguel Benasayag et Angélique del Rey, De l'engagement dans une époque obscure, Éd. Passager Clandestin, 2011.
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Florence Aubenas,
Résister, c'est créer,
Éd. La Decouverte, 2008.
Miguel Benasayag et Florence Aubenas, Résister, c'est créer, Éd. La Decouverte, 2008.

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